Cela même qui est désirée (appetitur) par l'appétit naturel peut être désirée (appeti) par l'appétit animal lorsqu'il a été appréhendé. Et selon cela, nourriture et boisson et autres choses semblables que nous désirons naturellement (appetuntur naturaliter), peuvent être [désirés] d'un désir animal.
(Somme, I-II.q30a3ad1)
Illud idem quod appetitur appetitu naturali, potest appeti appetitu animali cum fuerit apprehensum. Et secundum hoc cibi et potus et huiusmodi, quae appetuntur naturaliter, potest esse concupiscentia animalis (Leonine : naturalis).
Pas d'opposition entre appétit naturel et appétit animal (c'est à dire sensitif). Le premier n'ayant pas besoin que le bien désiré soit porté à notre connaissance. J'ai faim parce que cela fait un moment que je n'ai pas mangé --> appétit naturel ; j'ai envie de manger à cause de la connaissance sensible (la bonne odeur et la vue de la nourriture, chez le boulanger) --> appétit animal.
La concupiscence, avons-nous dit, est l'appétit du bien délectable. Or une chose peut être délectable à un double titre.
D'abord parce qu'elle est convient à la nature de l'animal, comme manger, boire, etc. Cette concupiscence du délectable est dite naturelle.
Ou bien la chose est délectable parce qu'elle convient à l'animal selon la connaissance qu'il en a ; ainsi une chose est appréhendée comme bonne et adaptée et par conséquence on s'y délecte. La concupiscence de ces derniers objets est dite non naturelle, et, couramment, est plutôt appelée cupidité.
Concupiscentia est appetitus boni delectabilis. Dupliciter autem aliquid est delectabile.
Uno modo, quia est conveniens naturae animalis, sicut cibus, potus, et alia huiusmodi. Et huiusmodi concupiscentia delectabilis dicitur naturalis.
Alio modo aliquid est delectabile, quia est conveniens animali secundum apprehensionem, sicut cum aliquis apprehendit aliquid ut bonum et conveniens, et per consequens delectatur in ipso. Et huiusmodi delectabilis concupiscentia dicitur non naturalis, et solet magis dici cupiditas.
Les premières de ces convoitises, celles qui sont naturelles, sont communes aux hommes et aux animaux ; aux uns et aux autres certaines choses conviennent et sont délectables au point de vue naturel.
Et tous les hommes en sont d'accord. Aussi le Philosophe appelle-t-il ces convoitises communes et nécessaires.
Primae ergo concupiscentiae, naturales, communes sunt et hominibus et aliis animalibus, quia utrisque est aliquid conveniens et delectabile secundum naturam. Et in his etiam omnes homines conveniunt, unde et philosophus, in III Ethic., vocat eas communes et necessarias.
Quant aux autres convoitises, elles sont propres à l'homme, à qui il appartient de se représenter que telle chose lui est bonne et lui convient, en dehors de ce que la nature requiert.
C'est pourquoi le même Philosophe dit que les premières convoitises sont "irrationnelles", et les secondes "accompagnées de raison". Et parce que tous raisonnent de façon diverses, ces dernières sont appelées par Aristote: "propres et surajoutées", par rapport aux convoitises naturelles.
(Somme, Ia-IIae.q30a3)
Sed secundae concupiscentiae sunt propriae hominum, quorum proprium est excogitare aliquid ut bonum et conveniens, praeter id quod natura requirit.
Unde et in I Rhetoric., philosophus dicit primas concupiscentias esse irrationales, secundas vero cum ratione. Et quia diversi diversimode ratiocinantur, ideo etiam secundae dicuntur, in III Ethic., propriae et appositae, scilicet supra naturales.
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1. Le terme naturel est utilisé ici par Thomas pour désigner ce qui est intimement lié à cette chose sans faire appel à quelque chose d'extérieur à cette chose. Cela ne signifie pas qu'on se cantonne ici au plan matériel, il y a par exemple un appétit naturel au vrai.
2. Thomas laisse entendre ici que, chez l'homme, dès qu'il y a connaissance sensible, la raison s'attache à cette connaissance. L'homme ne peut connaître sensiblement sans connaître en même temps selon la raison. Si ce bougeoire m'est connu par les sens, il m'est alors aussi connu selon la raison. Je ne peux isoler dans le sensible mon appétit pour le chocolat car, du fait que je possède la raison, ma raison participera à cet appétit. Il n'est pas nécessaire que le bien désiré soit un bien spirituel pour que je le désire selon la raison.
La distinction de l'appétit naturel de l'appétit non naturel se voit clairement sur le plan de la nourriture : nous désirons nécesairement nous nourrir (appétit naturel), mais nous ne désirons pas nécessairement que cette nourriture soit telle nourriture (appétit non naturel -- de fait, certaines personnes n'aiment pas le chocolat).
3. Lorsqu'on dépasse l'appétit naturel dans l'appétit sensible nous accédons à un premier niveau d'altérité par la connaissance d'une chose extérieure alors que le plan naturel d'une chose ressort uniquement de sa "programmation" interne.
Dieu ne veut rien en dehors de lui si ce n'est en raison de sa bonté
L'inclination vers quelque chose d'extrinsèque (extrinsecum) se fait par quelque chose de surajouté à l'essence ;
ainsi l'inclination au lieu se fait par gravité ou par légèreté (per gravitatem vel levitatem) ;
l'inclination à produire un être semblable à soi se fait par le moyen de qualités actives.
Or la volonté a naturellement une inclination au bien.
Il n'y aura donc identité entre essence et volonté que
dans le cas ou la totalité du bien est contenue dans l'essence de celui qui veut,
comme en Dieu, qui ne veut rien en dehors de lui si ce n'est en raison de sa bonté. [= Il ne veut rien d'autre que sa propre bonté]
Cela ne peut être dit d'aucune créature, car le bien infini est en dehors (extra) de l'essence de tout être créé.
(Somme, I.q59a2)
Sed inclinatio ad aliquid extrinsecum, est per aliquid essentiae superadditum,
sicut inclinatio ad locum est per gravitatem vel levitatem,
inclinatio autem ad faciendum sibi simile est per qualitates activas.
Voluntas autem habet inclinationem in bonum naturaliter.
Unde ibi solum est idem essentia et voluntas,
ubi totaliter bonum continetur in essentia volentis;
scilicet in Deo, qui nihil vult extra se nisi ratione suae bonitatis.
Quod de nulla creatura potest dici; cum bonum infinitum sit extra essentiam cuiuslibet creati.
A noter :
- "Dieu ne veut rien en dehors de lui si ce n'est en raison de sa bonté." S'il faut comprendre que Dieu ne veut rien d'autre que sa propre bonté, par extension, lorsqu'il nous veut et nous crée, cela ne se fait pas pour autre chose qu'en voulant sa propre bonté. Il faudrait détailler ici pour voir en quoi cela peut être vrai. Car nous ne sommes pas créés par nécessité, Dieu n'ayant pas besoin de nous. Mais Dieu en nous créant ne peut pas créer autre chose que des êtres dont la volonté est appelée à être entièrement tournée vers Lui. Volonté = appétit d'amour. Acte volontaire = acte d'amour, aimer. La volonté n'est volonté, au sens "avoir de la volonté", qu'à propos des moyens, le volontarisme se contente du moyen et se termine (à tord) au moyen en oubliant la fin, c'est à dire le bien, l'être aimable et donc aimé.
Tout ce que "fait" Dieu en dehors de lui-même est fait par amour gratuit comme une expression de sa bonté (surabondance, débordement, surplus).
- Il n'y a pas de tension en Dieu vers quelque chose qu'il n'aurait pas, c'est pourquoi il n'y a pas d'inclination en lui. Voir aussi ici. Il y a bien un amour mais pas d'appétit.
- Noter le cas de Dieu et les autres cas : pour nous, la volonté vient comme quelque chose d'extrinsèque à notre essence dans ce sens que nous ne sommes pas réductible à notre puissance volontaire. Tandis que Dieu est identique à son intellect, identique à sa volonté.