"La vertu est un habitus électif" - "Pour celui qui a un habitus, la fin est déjà déterminée dans son élection"
Pour faciliter la lecture, on pourra remplacer élection par choix et élire par choisir.
Comme dit le Philosophe au troisième livre de l’Éthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se montre sans peur et sans trouble devant un péril surgi à l’improviste que devant un péril attendu ». En effet, l’opération vient d’autant plus de l’habitus qu’elle vient moins de la préméditation :
car les choses attendues, c’est‑à‑dire connues d’avance, on les élira par la raison et la réflexion (ex ratione et cogitatione)
sans habitus ;
mais ce qui surgit à l’improviste est élu
par un habitus.
Et il ne faut pas comprendre (intelligendum)
que l’opération par l’habitus de vertu pourrait être tout à fait sans délibération, puisque la vertu est un habitus électif,
mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est déjà déterminée dans son élection ;
par conséquent, chaque fois qu’une chose (aliquid) se présente comme convenant à cette fin,
elle est aussitôt élue,
à moins qu’elle ne soit empêchée par une délibération plus attentive et plus longue.
(DeVer.q24a12)
Ut enim philosophus dicit in III Ethicorum [cap. 11 (1117 a 17)], fortioris est in repentinis timoribus impavidum et imperturbatum esse, quam in praemanifestis. Ab habitu enim est magis operatio, quanto minus est ex praemeditatione :
praemanifesta enim, id est praecognita, aliquis praeeliget ex ratione et cogitatione sine habitu ;
sed repentina sunt secundum habitum.
Nec hoc est intelligendum
quod operatio secundum habitum virtutis possit esse omnino absque deliberatione, cum virtus sit habitus electivus ;
sed quia habenti habitum iam est in eius electione finis determinatus ;
unde quandocumque aliquid occurrit ut conveniens illi fini,
statim eligitur,
nisi ex aliqua attentiori et maiori deliberatione impediatur.
... l’opération vient d’autant plus de l’habitus qu’elle vient moins de la préméditation...
... puisque la vertu est un habitus électif...
... pour celui qui a un habitus, la fin est déjà déterminée dans son élection...
1. -- Bien noter que l'habitus n'est pas un réflexe, le choix demeure, même s'il a été antérieurement et volontairement automatisé afin de ne pas avoir à rechoisir le moindre des petits actes dans le détail. Si les circonstances l'exigent, on pourra réactiver un choix plus conscient par l'attention et le temps qu'on y passera. Mais s'il n'y a pas lieu, c'est justement sur le plan de la rapidité à l'action et du temps gagné que l'homme prudent tablera. En dernier lieu, s'il s'agit de gagner du temps, c'est pour se consacrer aux tâches les plus nobles, et parmi elles la plus noble, celle d'aimer ("il est meilleur d’aimer Dieu que de le connaître", Somme, I.q82a3). Noter que le mot "opérations" ou le mot "activités" est plus adapté ici que le mots "tâches".
De même que nous ne jugeons pasdes premiers principes en les examinant,
mais que nous y assentons (assentimus) naturellement et examinons toutes les autres choses d’après eux ;
ainsi, dans le domaine de l’appétit, nous ne jugeons pasde la fin ultime par un jugement de discussion ou d’examen,
mais nous l’approuvons naturellement (naturaliter approbamus),
et c’est pourquoi il n’y a pas sur elle élection, mais volonté.
(DeVer.q24a1ad20)
Sicut de primis principiisnon iudicamus ea examinantes,
sed naturaliter ei assentimus, et secundum ea omnia alia examinamus;
ita et in appetibilibus, de fine ultimonon iudicamus iudicio discussionis vel examinationis,
sed naturaliter approbamus,
propter quod de eo non est electio, sed voluntas.
1. -- in appetibilibus : dans les choses possiblement objets de désir, c'est le domaine de l'agir, de l'action en relation à un bien que nous recherchons.
2. -- Nous ne décidons pas si nous voulons être heureux, nous constatons que nous le voulons naturellement.
S'il y a dans l'ange la dilection élective [= amour de choix]
Utrum in angelis sit dilectio elective
[Chez les anges]
Chez les anges existe
une certaine dilection naturelle
et une certaine dilection élective ;
et la dilection naturelle, en eux, est principe de [la dilection] élective,
parce que, toujours, ce qui relève du premier a raison de principe (ratio principii) ;
de sorte que, puisque la nature est première en chaque [être], il faut que ce qui relève de la nature soit principe en ces [êtres].
[Chez les hommes]
Et cela apparaît chez les hommes
et quant à son intellect
et quant à sa volonté.
L’intellect, en effet, connaît les principes naturellement, et, à partir de cette connaissance est causée en l'homme la science des conclusions,
lesquelles ne sont pas connues naturellement par l'homme,
mais [seulement] par la recherche ou par l’enseignement (doctrinam).
Pareillement (similiter) dans la volonté, la fin se prend sur ce mode, comme le principe pour l'intellect, comme il est dit dans Physiques, II.
C’est pourquoi la volonté tend naturellement vers sa fin ultime, car tout homme veut naturellement la béatitude. De cette volonté naturelle dérivent tous les autres volontés ; car tout ce que veut l’homme, il le veut en vue de la fin.
La dilection du bien que l’homme veut naturellement comme fin, est une dilection naturelle.
La dilection qui en est dérivée, qui est un bien aimé (diligitur) en vue de la fin, est une dilection élective.
In angelis est
quaedam dilectio naturalis
et quaedam electiva.
Et naturalis dilectio in eis est principium electivae,
quia semper id quod pertinet ad prius, habet rationem principii;
unde, cum natura sit primum quod est in unoquoque, oportet quod id quod ad naturam pertinet, sit principium in quolibet.
Et hoc apparet in homine
et quantum ad intellectum,
et quantum ad voluntatem.
Intellectus enim cognoscit principia naturaliter, et ex hac cognitione causatur in homine scientia conclusionum,
quae non cognoscuntur naturaliter ab homine, sed per inventionem vel doctrinam.
Similiter in voluntate finis hoc modo se habet, sicut principium in intellectu, ut dicitur in II physic..
Unde voluntas naturaliter tendit in suum finem ultimum, omnis enim homo naturaliter vult beatitudinem. Et ex hac naturali voluntate causantur omnes aliae voluntates, cum quidquid homo vult, velit propter finem.
Dilectio igitur boni quod homo naturaliter vult sicut finem, est dilectio naturalis,
dilectio autem ab hac derivata, quae est boni quod diligitur propter finem, est dilectio electiva.
Cela, cependant, se prend différemment de la partie de l'intellect, et [de la partie de] la volonté.
Parce que, comme il a été dit plus haut, la connaissance de l'intellect se fait selon que les choses connues (res cognitae) sont dans celui qui connaît.
Or, du fait de l’imperfection de la nature intellectuelle dans l'homme,
que, de manière non immédiate, son intellect a naturellement [connaissance] de tous les intelligibles,
mais quelques-uns [seulement], à partir desquels il est mû vers certains autres.
Mais l’acte de la puissance (virtutis) appétitive est [= se réalise], au contraire (e converso), selon l'ordre de l'appétit vers la chose (res).
Or, certaines de ces [choses]
sont bonnes en elles-mêmes (secundum se bona)
et donc appétibles [= désirables] en elles-mêmes (secundum se appetibilia) ;
et il y a certaines [choses]
dont la ratio boni[= ~ la bonté] tient à leur ordre à autre chose,
et qui sont appétibles à cause de cette autre chose.
[Peu importe qui désire, c'est naturellement qu'on désire la fin et électivement qu'on désire les moyens]
D'où, ce n'est pas du fait de l'imperfection de celui qui appète
que quelqu'un (aliquid) appète naturellement [une réalité] comme fin,
et que quelqu'un (aliquid) appète par élection [une réalité] comme ordonnée à la fin.
Hoc tamen differenter se habet ex parte intellectus, et voluntatis.
Quia, sicut supra dictum est, cognitio intellectus fit secundum quod res cognitae sunt in cognoscente.
Est autem ex imperfectione intellectualis naturae in homine,
quod non statim eius intellectus naturaliter habet omnia intelligibilia,
sed quaedam, a quibus in alia quodammodo movetur.
Sed actus appetitivae virtutis est, e converso, secundum ordinem appetentis ad res.
Quarum quaedam
sunt secundum se bona,
et ideo secundum se appetibilia,
quaedam vero
habent rationem bonitatis ex ordine ad aliud,
et sunt appetibilia propter aliud.
[ ]
Unde non est ex imperfectione appetentis, quod
aliquid appetat naturaliter ut finem,
et aliquid per electionem, ut ordinatur in finem.
[Retour au cas de l'ange, ce qui se passe au plan de la connaissance ne se retrouve pas au plan de l'amour]
Donc, puisque la nature de l’ange est parfaite,
on trouve en lui
seulement la connaissance naturelle,
non la connaissance ratiocinante (ratiocinativa) [= raisonnante].
Mais on trouve en lui la dilection
et naturelle
et élective.
[Tout cela a été dit au plan simplement naturel, qui est d'ailleurs insuffisant]
Mais ces [choses] ont été dites en laissant de côté celles qui sont au-dessus de la nature (supra naturam), car la nature de celles-ci n'est pas un principe suffisant. De cela, il sera dit plus bas.
(Somme, I.q60a2)
[ ]
Quia igitur natura intellectualis in angelis perfecta est,
invenitur in eis
sola cognitio naturalis,
non autem ratiocinativa,
sed invenitur in eis dilectio
et naturalis
et electiva.
[ ]
Haec autem dicta sunt, praetermissis his quae supra naturam sunt, horum enim natura non est principium sufficiens. De his autem infra dicetur.
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0. -- Dilection = amour spirituel impliquant un choix conscient, à la différence de l'amour instinctif et de l'amour passionnel et même de l'amour spirituel dans son tout premier moment, avant que l'intention de se porter vers l'objet aimé n'entre en jeu. Ici, Thomas ne parle que de dilection, ce qui signifie qu'il parle d'un amour du bonheur et d'un amour des moyens dans lesquels réside déjà un choix conscient, un certain jugement. On n'est pas au moment tout à fait premier de la naissance de ces amours.
1. -- Dans l'étude des passions Thomas parlera de l'amour naturel distingué de l'amour sensitif et de la dilection. Ici, il parle de dilection naturelle. Il serait intéressant de bien distinguer amour naturel et dilection naturelle. Le mot nature n'est pas utilisé exactement dans le même sens... A creuser. La dilection naturelle serait l'amour conscient qu'on est amené à élire suite à l'amour naturel du bonheur. Choisir ce qui pourtant s'impose. Il est assez amusant de relever chez Thomas l'expression "dilection élective" puisque l'élection fait déjà partie de ce qu'est la dilection. Il y a une double élection qui se fait en cascade : la dilection simple dans laquelle on aime d'un amour choisi la fin (qualifiée de naturelle par TH.) puis la dilection de ce qui, propement, est objet d'élection : le moyen. C'est très subtil, mais pas étonnant de la part de Thomas qui expérimente ce dont il parle, cette expérience qui révèle la complexité de la vie humaine lorsqu'on l'analyse (elle est bien plus simple lorsqu'on la vit, comme la voiture apparaît complexe quand elle est entièrement démontée, mais simple quand elle roule). On se demande comme ce manuel pour débutants qu'est la Somme peut être compris par les dits débutants !
2. -- Le principe est à l'intellect ce que la fin est à la volonté.
En s'appuyant sur un principe, l'intellect parvient à des conclusions par le raisonnement, ces conclusions n'étant pas évidentes au point de départ.
En s'appuyant sur la fin (la dilection du bonheur), la volonté parvient par délibération à vouloir des biens intermédiaires, des moyens en vue de la fin, qui n'étaient pas évidents dans la dilection naturelle initiale du bonheur.
La conclusion issue du raisonnement est analogue au choix issu de la délibération.
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A. -- On notera ce que nous prenons comme une grossière erreur de traduction :
Unde non est ex imperfectione appetentis, quod aliquid appetat naturaliter ut finem, et aliquid per electionem, ut ordinatur in finem.
qui a été rendu par :
Ce n’est donc pas du fait de son imperfection que le sujet désirant veut ceci naturellement comme sa fin, et cela électivement, en l’ordonnant à sa fin.
"et aliquid" est traduit par "et ceci", ce qui ne répond pas des deux choses désirées : le bien ultime comme fin, et les moyens ordonnés à cette fin.