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Jean-Pierre Torrell / James-Athanasius Weisheipl - La plupart des écrits de Thomas est due à sa charité fraternelle

 James Athanasius Weisheipl

Bien des écrits de Thomas, et peut-être la plupart, sont dûs (...) à sa charité fraternelle et à son zèle apostolique pour le bien des autres.  (Frère Thomas d'Aquin, James Athanasius Weisheipl, p. 95, 1/2/-3)

La plupart des écrits de Thomas ont été des réponses à des besoins ou à des demandes d'autrui. L'ensemble de son oeuvre devrait sans doute être vu comme un service apostolique répondant aux exigences intellectuelles de l'Eglise et des hommes cherchant la vérité. (id. p. 164 / 1)

Jean-Pierre Torrell

Malgré un lourd travail d’enseignant et d’auteur, Thomas ne s’est jamais dérobé à ces devoirs de charité intellectuelle et c’est là un des éléments de sa sainteté. Pour qui chercherait les moyens qu’il a pu mettre en œuvre pour y parvenir, le secret ne s’en trouve pas dans des austérités ou des dévotions particulières, extérieures à son existence d’intellectuel, mais bien dans le concret de son exercice. (Initiation, Jean-Pierre Torrell, 2015, p. 80)

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Thomas d'Aquin - DePerf.11 - L'amour divin sort celui qui l'aime de son propre être pour être celui qu'il aime

Pour atteindre la perfection de la charité, il n’est pas seulement nécessaire

  • que l’homme écarte les réalités extérieures,
  • mais aussi que, en quelque manière, il s’abandonne complètement lui-même.

Denys dit en effet dans Les noms divins,chap. IV, que l’amour divin est faiseur d’extase [= provoque l'extase], c’est-à-dire qu’il met l’homme à l'extérieur de lui-même, en ne laissant pas l’homme être lui-même [= être à lui-même son propre être], mais [être] celui qui est aimé.

L’exemple en a été donné en lui-même par Paul, qui dit, en Ga 2, 20 : Je vis, mais ce n’est pas moi qui vis : c’est plutôt le Christ qui vit en moi, comme s’il estimait que ce n’était pas sa [propre] vie, mais celle du Christ, car, en méprisant ce qui était proprement sien, il existe [litt. : adhère] totalement dans le Christ.

(DePerf.chap. 11)

Non solum autem necessarium est ad perfectionem caritatis consequendam quod

  • homo exteriora abiciat,
  • sed etiam quodammodo se ipsum derelinquat. 

Dicit enim Dionysius, 4 cap. De divinis nominibus, quod divinus amor est extasim faciens, id est hominem extra se ipsum ponens, non sinens hominem sui ipsius esse, sed eius quod amatur.

Cuius rei exemplum in se ipso demonstravit Apostolus dicens ad Gal. II, 20 Vivo ego, iam non ego, vivit vero in me Christus, quasi suam vitam non suam aestimans, sed Christi; quia quod proprium sibi erat contemnens, totus Christo inhaerebat.

 


1. -- Celui qui aime vraiment, c'est à dire spirituellement et et d'une manière très forte, devient en quelque sorte celui qu'il aime. A plus forte raison quand celui qui est aimé est "celui qui est", celui de qui tout autre être dépend.

2. -- Extraordinaire de voir comment, dans un premier temps, on écarte les réalités extérieures, puis, dans un second, on est sorti de son propre être pour exister en une autre réalité. Il y a donc une bonne manière d'exister à l'extérieur !

3. -- "inhaerebat" : haereo signifie déjà "être attaché à", "adhérer à", le préfixe "in" ajoute une indication sur la manière dont se fait cet attachement. Il se fait à l'intérieur. Il faut rappeler que Thomas reprend à Denys l'un des effets de l'amour qui est l'inhésion en la personne aimée. On existe en l'autre lorsqu'on l'aime, cf. I.q28a2.

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Thomas d'Aquin - I-II.q19a10 - La volonté humaine est conformée à la volonté de Dieu sous trois aspects - Y REVENIR - DIFFICILE A ASSIMILER DANS LE DETAIL

  • Materialiter (par efficience de l'inclination naturelle), formaliter (par la fin commune et universelle qu'est Dieu lui-même) et formaliter encore (par ??? charité)

Ne pas oublier qu'aliquid est un terme qui n'est pas anodin, le mot a une signification bien précise et importante. Il est l'un des transcendentaux. Voir notamment, au début du De Veritate.

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Dixièmement, [on se demande] s'il est nécessaire que la volonté humaine soit conforme à la volonté divine, pour qu'elle soit bonne.

Decimo, utrum necesse sit voluntatem humanam conformari divinae voluntati in volito, ad hoc quod sit bona.

[On appréhende d'abord par la raison ce vers quoi on tend ensuite, et on l'appréhende sous deux angles différents]

On a vu précédemment que la volonté est portée vers l'objet tel qu'il lui est présenté par la raison. Or la raison peut considérer un même être sous divers modes,

  • en sorte que sous une ratio, il soit bon,
  • et selon une autre ratio, il ne soit pas bon.

C'est pourquoi

  • une certaine (alicuius) volonté,
    • si elle veut qu'une chose soit,
      • selon qu'elle a raison de bien,
        • est bonne,
  • et une autre volonté,
    • si elle veut que cette même chose ne soit pas,
      • selon qu'elle a raison de mal,
        • cette volonté sera également bonne.

[ ]

Sicut ex praedictis patet, voluntas fertur in suum obiectum secundum quod a ratione proponitur. Contingit autem aliquid a ratione considerari diversimode,

  • ita quod sub una ratione est bonum,
  • et secundum aliam rationem non bonum.

Et ideo

  • voluntas alicuius,
    • si velit illud esse,
      • secundum quod habet rationem boni,
        • est bona,
  • et voluntas alterius,
    • si velit illud idem non esse,
      • secundum quod habet rationem mali,
        • erit voluntas etiam bona.

[Exemple : regard selon la justice (bien commun), regard selon la nature (bien particulier)]

  • Ainsi la volonté du juge est bonne lorsqu'il veut la mort d'un bandit
    • parce qu'elle est juste ;
  • et la volonté de l'épouse ou du fils de ce bandit lorsqu'ils ne veulent pas sa mort,
    • parce que cette mise à mort est un mal selon la nature, est également bonne.

Or, puisque la volonté suit la perception de la raison ou de l'intelligence,

  • selon que la ratio boni appréhendée sera commune,
  • selon cela la volonté est portée dans le bien commun,

comme on le voit dans l'exemple cité : le juge a la charge du bien commun, qui est la justice, et c'est pourquoi il veut la mort du bandit, laquelle à raison de bien en relation avec l'ordre social (statum communem) ;

la femme du bandit, quant à elle, a la considération du bien privé de la famille et c’est pourquoi elle ne veut pas que son mari soit mis à mort.

[ ]

  • Sicut iudex habet bonam voluntatem, dum vult occisionem latronis,
    • quia iusta est,
  • voluntas autem alterius, puta uxoris vel filii, qui non vult occidi ipsum,
    • inquantum est secundum naturam mala occisio, est etiam bona.

Cum autem voluntas sequatur apprehensionem rationis vel intellectus,

  • secundum quod ratio boni apprehensi fuerit communior,
  • secundum hoc et voluntas fertur in bonum communius.

Sicut patet in exemplo proposito, nam iudex habet curam boni communis, quod est iustitia, et ideo vult occisionem latronis, quae habet rationem boni secundum relationem ad statum communem; uxor autem latronis considerare habet bonum privatum familiae, et secundum hoc vult maritum latronem non occidi.

[Le bien que Dieu appréhende et qu'il veut, il le veut sous la raison de bien commun]

Or, le bien de tout l'univers est ce qui est qu'appréhendé par Dieu, créateur et gouverneur de l'univers ;

d'où, tout ce qu'il veut,

  • il le veut sous la raison de bien commun,
    • qui est sa bonté,
      • qui est le bien de tout l'univers.

[Le bien que l'homme appréhende, il le veut ou sous une raison particulière ou sous une raison universelle]

De son côté, ce que la créature appréhende, selon sa nature, est un certain bien particulier proportionné à sa nature. 

Or, il arrive que telle chose (aliquid)

  • soit un bien selon une raison particulière,
  • et ne le soit pas sous la raison universelle, et inversement, comme cela a été dit.

Bonum autem totius universi est id quod est apprehensum a Deo, qui est universi factor et gubernator,

unde quidquid vult,

  • vult sub ratione boni communis,
    • quod est sua bonitas,
      • quae est bonum totius universi.

Apprehensio autem creaturae, secundum suam naturam, est alicuius boni particularis proportionati suae naturae.

Contingit autem aliquid 

  • esse bonum secundum rationem particularem,
  • quod non est bonum secundum rationem universalem, aut e converso, ut dictum est.

[Divers cas]

  1. Cela explique qu'
    • une certaine (aliqua) volonté particulière est bonne lorsqu'elle veut une certaine chose (aliquid) selon une raison particulière,
    • alors que Dieu ne la veut pas selon une raison universelle, et vice versa.

 

  1. De là vient aussi que diverses volontés de divers hommes peuvent,
    • même si elles s'opposent par leurs objets, 
    • être bonnes,

parce que sous diverses raisons particulières (rationibus particularibus) ils veulent ceci

    • être
    • ou ne pas être.

[Quand veut-on de la bonne manière ?] 

Or, n'est pas droite, la volonté d'un certain (alicuius) homme qui veut un certain (aliquod) bien particulier,

  • à moins qu'il ne se réfère au bien commun comme à la fin,
    • (avec ceci que l'appétit naturel de chaque partie est aussi ordonné au bien commun du tout).

Or, c'est de la fin [elle-même] qu'est prise la raison formelle de vouloir quelque chose qui est ordonné à une fin 

Donc, pour que quelqu’un (alquis), avec une volonté droite, 

  • veuille un certain bien particulier, 
    • il faut que ce bien particulier soit voulu matériellement,
  • mais que le bien commun divin
    • soit voulu formellement.

La volonté humaine est donc tenue de se conformer

  • à la volonté divine formellementdans ce qui est voulu,
    • car elle doit vouloir le bien divin et commun,
  • mais pas matériellement, pour la raison déjà dîte.

[ ]

  1. Et ideo contingit quod
    • aliqua voluntas est bona volens aliquid secundum rationem particularem consideratum,
    • quod tamen Deus non vult secundum rationem universalem, et e converso.

 

  1. Et inde est etiam quod possunt diversae voluntates diversorum hominum
    • circa opposita
    • esse bonae,

prout sub diversis rationibus particularibus volunt hoc

    • esse
    • vel non esse.

[ ]

Non est autem recta voluntas alicuius hominis volentis aliquod bonum particulare,

  • nisi referat illud in bonum commune sicut in finem,
  • cum etiam naturalis appetitus cuiuslibet partis ordinetur in bonum commune totius.

Ex fine autem sumitur quasi formalis ratio volendi illud quod ad finem ordinatur.

Unde ad hoc quod aliquis recta voluntate

  • velit aliquod particulare bonum, 
    • oportet quod illud particulare bonum sit volitum materialiter,
  • bonum autem commune divinum
    • sit volitum formaliter.

Voluntas igitur humana tenetur conformari

  • divinae voluntati in volito formaliter,
    • tenetur enim velle bonum divinum et commune,
  • sed non materialiter, ratione iam dicta.

[Même quand on veut matériellement, d'une certaine manière, on veut ce que Dieu veut -

Con-formation formelle selon la fin et con-formation matérielle selon l'efficience]

Cependant, quant à ces deux [aspects], de quelque manière (modo) [que ce soit] la volonté humaine est conformée à la volonté divine.

[Lorsque la volonté veut Dieu lui-même, la forme de la con-formité vient de la fin, comme dit plus haut :]

Parce que,

  • selon qu'elle est conformée à la volonté divine dans la ratio communi de ce qui est voulu,
    • elle lui est conformée dans la fin ultime [= cause finale].

[L'inclination naturelle, à laquelle on ne peut rien, porte notre volonté sans faire appel directement à la fin, elle est simplement mise en mouvement, et cette mise en mouvement est une efficience :]

  • En revanche, selon qu'elle n'est pas conformée à ce qui est voulu matériellement,
    • elle lui est conformée à cette dernière selon la raison de cause efficiente,  [= cause efficiente]
      • (parce que cette inclination propre qui suit
        • la nature
        • ou l’appréhension particulière de cette chose
      • est donnée par Dieu comme cause effective [= cause efficiente].)

C’est pourquoi on a l'habitude de dire qu'est conformée, quant à cela [= l'inclination naturelle], la volonté humaine à la volonté divine, parce qu'elle veut ce que Dieu veut qu’elle veuille. [= donc bien comprendre que ce niveau n'est pas directement celui de la liberté mais celui de l'inclination naturelle.]

[ ]

Sed tamen quantum ad utrumque, aliquo modo voluntas humana conformatur voluntati divinae.

[ ]

Quia

  • secundum quod conformatur voluntati divinae in communi ratione voliti,
    • conformatur ei in fine ultimo.

[ ] 

  • Secundum autem quod non conformatur ei in volito materialiter,
    • conformatur ei secundum rationem causae efficientis,
      • quia hanc propriam inclinationem consequentem
        • naturam,
        • vel apprehensionem particularem huius rei,
      • habet res a Deo sicut a causa effectiva.

 

Unde consuevit dici quod conformatur, quantum ad hoc, voluntas hominis voluntati divinae, quia vult hoc quod Deus vult eum velle.

[Il y a aussi la manière de vouloir, par la charité]

Il existe également un autre mode de conformité selon la raison de cause formelle, à savoir que l’homme veut quelque chose (aliquid) par charité, commeDieu le veut. 

Cette conformité est également ramenée (reducitur) à une conformité formelle qui est tirée de l’ordre vers la fin ultime, qui est l’objet propre de la charité.

Est et alius modus conformitatis secundum rationem causae formalis, ut scilicet homo velit aliquid ex caritate, sicut Deus vult.

Et ista etiam conformitas reducitur ad conformitatem formalem quae attenditur ex ordine ad ultimum finem, quod est proprium obiectum caritatis. 


1. -- Sur l'immédiateté du bien particulier, voir : DeVer.24a2, début.

2. -- "ex ordine ad ultimum finem", la traduction originale traduit "finem" par "but" !

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Thomas d'Aquin - I.q62a9ad1 - Au terme, plus de mouvement, le changement est accompli, la fin atteinte - Ainsi la différence entre la charité d'ici-bas et la charité parfaite

 

On a laissé le texte entier de cette réponse au 3ème argument, et donc aussi son aspect théologique (le mérite, l'ange, l'état de voyageur, la charité). 

Deux choses à notre ici : le préambule général sur le progrès, et son application à propos de la charité.

[On se demande] si les anges bienheureux dans la béatitude peuvent progresser ?  Utrum angeli beati in beatitudine proficere possint

[Préambule]

Le mérite est à l'égard de celui qui est mû vers la fin. Or la créature rationnelle est mûe vers la fin, 

  • non seulement en [recevant] passivement, 
  • mais aussi en opérant [activement]. 
  • Et si une certaine fin est sous la puissance (virtuti)de la créature rationnelle,
    • cette opération est dîte acquisition de cette fin ;
    • comme l'homme en méditant acquiert la science [la science est le fruit du raisonnement],
  • mais si la fin n'est pas en son pouvoir (potestate),
    • mais reçue par un autre,
      • l'opération sera méritoire de la fin

De plus, à ce qui est [parvenu] au terme ultime (ultimo termino), ne convient plus de mouvoir, mais le changement est [= est accompli].

[Progrès dans la charité et charité parfaite]

D'où

  • la charité imparfaite, qui est celle de la voie, c'est mériter,
  • tandis que la charité parfaite n'est pas mériter, mais est dans le pouvoir fruir de la récompense [= mais cueille le fruit de la récompense].

Et comme dans les habitus acquis, l'opération qui précède l'habitus est acquisition de l'habitus, mais [l'opération] qui est issu d'un habitus déjà acquis, est une opération déjà parfaite [la] déléctation [qui l'accompagne].

Et de manière similaire l'acte de la charité parfaite n'a pas la raison de mérite mais relève plutôt de la perfection de la récompense.

(Somme, I.q62a9ad1)

Mereri est eius quod movetur ad finem. Movetur autem ad finem creatura rationalis,

  • non solum patiendo,
  • sed etiam operando.

Et si quidem finis ille subsit virtuti rationalis creaturae, operatio illa dicetur acquisitiva illius finis, sicut homo meditando acquirit scientiam,

si vero finis non sit in potestate eius, sed ab alio expectetur, operatio erit meritoria finis.

Ei autem quod est in ultimo termino, non convenit moveri, sed mutatum esse.

Unde

  • caritatis imperfectae, quae est viae, est mereri,
  • caritatis autem perfectae non est mereri, sed potius praemio frui.

Sicut et in habitibus acquisitis, operatio praecedens habitum est acquisitiva habitus, quae vero est ex habitu iam acquisito, est operatio iam perfecta cum delectatione.

Et similiter actus caritatis perfectae non habet rationem meriti, sed magis est de perfectione praemii.

N.B. : Traduction un peu difficile par endroit, sans doute très perfectible, la dernière phrase par ex.

1. -- Noter que le vocabulaire propre au domaine passionnel et le vocabulaire propre au domaine spirituel sont quelque fois utilisés l'un pour l'autre par Thomas. délectation désigne proprement le plaisir sensible mais est ici utilisé pour désigner la joie, plaisir spirituel.

 

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