Dans l'animal on peut considérer un double mouvement :
l'un concerne l'intention de la fin et appartient à l'appétit ;
l'autre, regarde l'exécution et se rapporte à l'opération extérieure.
Donc, bien que chez celui qui a déjà obtenu le bien dans lequel il se délecte,
cesse le mouvement d'exécution par lequel il tend vers la fin ;
le mouvement de la partie appétitive, lui, ne cesse pas pour autant.
Elle désirait (desiderabat) auparavant le bien qu'elle n'avait pas ;
elle s'en délecte maintenant qu'elle le possède.
Assurément la délectation est une sorte de repos de l'appétit, si l'on considère la présence du bien agréable qui le satisfait ;
cependant le changement intérieur (immutatio) de l'appétit sous l'action de l'appétible demeure, raison pour laquelle la délectation est un certain mouvement.
(Somme, Ia-IIae, q31.a1.ad2)
In animali duplex motus considerari potest,
unus secundum intentionem finis, qui pertinet ad appetitum,
alius secundum executionem, qui pertinet ad exteriorem operationem
licet ergo
in eo qui iam consecutus est bonum in quo delectatur, cesset motus executionis, quo tenditur ad finem;
non tamen cessat motus appetitivae partis, quae, sicut
prius desiderabat non habitum,
ita postea delectatur in habito.
Licet enim delectatio sit quies quaedam appetitus, considerata praesentia boni delectantis, quod appetitui satisfacit;
tamen adhuc remanet immutatio appetitus ab appetibili, ratione cuius delectatio motus quidam est.
Commentaire :
1. La réponse se place sur plan de la partie animale, on parle donc ici du plaisir sensible sans dire si ce qu'on dit ici pour l'être à propos de la joie qui est un plaisir spirituel.
2. Deux mouvements,
du côté de la fin : celui de l'appétit qui se produit à l'intérieur de l'animal, il y a en lui une "tension vers" (en fait, une double "tension vers", la naturelle, et celle amenée par la connaissance d'un bien concret - de la même manière il y a une double intention, celle inscrite dans la nature de l'animal et celle de l'objet à l'état de réalité intentionnelle amenée par la connaissance du dit objet) ;
du côté de l'exécution : il faut bien se mouvoir vers le chocolat pour qu'il devienne nôtre.
3. Lorsque le bien est possédé, la fin est atteinte, l'objet n'est plus intentionnel mais bien réel. L'appétit ne se nourrit plus de l'objet intentionnel mais de l'objet réel, c'est toujours l'objet, il est toujours là, sa possession amène l'appétit à une certaine perfection, mais une perfection qui dure dans le temps, tant qu'on qu'on savoure le chocolat. D'où la question suivante que posera Thomas pour préciser le rapport plaisir / temps.
4. Il est très intéressant de voir que dans le domaine passionnel la fin possédée réclame néanmoins de rester dans le temps, un écoulement, une succession... En sera-t-il de même dans le domaine de l'amour spirituel ?
5. Immutatio, même mot employé en q26.a2 : "Le premier changement intérieur de l’appétit par l'appétible est appelée amour, ce qui n’est rien d’autre que la complaisance dans l'appétible."
L'amour et la concupiscence [= désir sensible] causent du plaisir. Car tout ce qui est aimé est délectable pour celui qui aime, du fait que l'amour est une sorte d'union ou de connaturalité de l'aimant et de l'aimé.
De même, tout objet de concupiscence est délectable à celui qui convoite (concupiscenti), la concupiscence étant surtout l'appétit de la délectation.
Cependant l'espoir, parce qu'il comporte une certaine certitude de la présence réelle [à venir] du bien délectable qu'on ne trouve ni dans l'amour ni dans la concupiscence, est dit cause de délectation plus que celle-ci.
Et même, plus que le souvenir (memoria), tourné vers ce qui a déjà passé.
(Somme, I-II.q2a3ad3)
Etiam amor et concupiscentia delectationem causant. Omne enim amatum fit delectabile amanti, eo quod amor est quaedam unio vel connaturalitas amantis ad amatum.
Similiter etiam omne concupitum est delectabile concupiscenti, cum concupiscentia sit praecipue appetitus delectationis.
Sed tamen spes, inquantum importat quandam certitudinem realis praesentiae boni delectantis, quam non importat nec amor nec concupiscentia, magis ponitur causa delectationis quam illa.
Et similiter magis quam memoria, quae est de eo quod iam transiit.
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1. Noter la remarque "la concupiscence étant surtout l'appétit de la délectation" : sur le plan sensible passionnel, on désire surtout le plaisir procuré par le bien, alors que sur le plan spirituel, on désire surtout le bien qui nous procure du plaisir. Si l'amour instinctif est essentiellement interne (cela vient de l'intérieur du vivant), l'amour passionnel s'ouvre à un premier niveau d'extériorité à travers le bien sensible. Mais c'est avec le bien spirituel qu'est atteint une véritable sortie de soi, un véritable détournement de l'égo. On se détourne de soi pour être intièrement tourné vers l'autre.
Le plaisir requiert l'union réelle comme cause. Mais le désir est dans la réalité aimée absente, tandis que l'amour est dans l'absence et dans la présence. (Somme, Ia-IIae, q. 28, a. 1, ad.1.)
Obiectio illa procedit de unione reali. Quam quidem requirit delectatio sicut causam, desiderium vero est in reali absentia amati, amor vero et in absentia et in praesentia..
Les mouvements de l'appétit relèvent plutôt de l'ordre intentionnel que de l'ordre d'exécution. (Somme, Ia-IIae, q. 29, a. 3, ad. 3)
Motus autem appetitivus magis pertinet ad intentionem quam ad executionem.
Ce propos est tenu lors de la réponse à la question : La haine est-elle causée par l'amour ?
Concrètement, lorsque nous nous éloignons maintenant d'un mal c'est pour nous approcher ensuite d'un bien. Si l'on s'éloigne des vices en cultivant les vertus, c'est pour nous approcher d'un bien qu'on sait ne pas pouvoir obtenir sans une activité vertueuse.
Donc ce qui arrive concrètement en premier, à tel moment, c'est l'exécution de l'éloignement du vice (par exemple, la paresse).
Mais nous ne le faisons que parce que avant cet ordre concret d'exécution, nous aimions déjà intentionnellement un certain bien (par exemple la science que nous aimons sans pour autant la posséder et qui nécessite un effort opposé à la paresse).
Pourquoi l'appétit est-il plutôt dans l'ordre intentionnel ? Parce que la tension vers quelque chose, qui est la signification étymologique du mot appétit, n'existe que parce que l'individu a connaissance d'un bien qui exerce une attraction sur lui, mais comme ce bien n'est pas d'abord présent (possédé), on peut dire que l'appétit, du fait même qu'il tend vers, est dans l'ordre de l'intention. C'est dans un second temps que l'appétit va susciter chez l'individu une action qui vise à posséder.
Notons que dans le monde des passions, le bien n'est jamais réellement totalement possédé, ce qui laisse toujours une grande part d'intentionnalité, l'amour passionnel n'étant jamais totalement satisfait.
Notons également qu'il en est de même du point de vue spirituel, notre connaissance du bien spirituel aimé n'étant jamais totale, il reste toujours une "tension vers". De même dans la vie mystique à l'égard de Dieu.
C'est ainsi que même regardant la joie, passion accompagnant le bien présent, reste en partie intentionnelle car nous nous représentons la joie qui découlera du bien possédé pleinement dans la vision béatifique. Ou à un niveau plus philosophique, nous nous représentons la joie qui accompagnera une meilleure union au bien aimé (lorsque les époux ou les amis se connaissent mieux avec le temps, leur amour grandit et donc leur joie. Même si la connaissance n'augmente pas sensiblement, la qualité de l'amour, lui, peut augmenter, et donc la joie.