Les délectations du corps, par leur augmentation ou leur seule continuité, super-excèdent la disposition naturelle et engendrent le dégoût (fastidiosae), comme on le voit pour la délectation de manger. C'est pourquoi, lorsqu'on est parvenu à la perfection dans les plaisirs corporels, ils nous dégoûtent et, parfois, on a l'appétit de quelques autres [délectations].
Mais les déléctations spirituelles ne super-excèdent jamais la disposition naturelle (naturalem habitudinem) ; mais ils perfectionnent la nature. Aussi, lorsqu'on parvient à l'accomplisement en eux, c'est alors qu'ils sont le plus agréables (delectabiles) ; sauf peut-être par accident, du fait qu'à l'activité contemplative sont unies (adiunguntur) quelques opérations des puissances corporelles qui sont fatiguées (lassantur) par la prolongation de leur activité.
(Somme, Ia-IIae, q33a2)
Delectationes enim corporales, quia augmentatae, vel etiam continuatae, faciunt superexcrescentiam naturalis habitudinis, efficiuntur fastidiosae; ut patet in delectatione ciborum. Et propter hoc, quando aliquis iam pervenit ad perfectum in delectationibus corporalibus, fastidit eas, et quandoque appetit aliquas alias.
Sed delectationes spirituales non superexcrescunt naturalem habitudinem, sed perficiunt naturam. Unde cum pervenitur ad consummationem in ipsis, tunc sunt magis delectabiles, nisi forte per accidens, inquantum operationi contemplativae adiunguntur aliquae operationes virtutum corporalium, quae per assiduitatem operandi lassantur.
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1. Que les biens et les plaisirs corporels soient dans la nécessité naturelle de se limiter à une certaine mesure pour rester des biens et des plaisirs est également abordé en I-II.q32a7.
La concupiscence, avons-nous dit, est l'appétit du bien délectable. Or une chose peut être délectable à un double titre.
D'abord parce qu'elle est convient à la nature de l'animal, comme manger, boire, etc. Cette concupiscence du délectable est dite naturelle.
Ou bien la chose est délectable parce qu'elle convient à l'animal selon la connaissance qu'il en a ; ainsi une chose est appréhendée comme bonne et adaptée et par conséquence on s'y délecte. La concupiscence de ces derniers objets est dite non naturelle, et, couramment, est plutôt appelée cupidité.
Concupiscentia est appetitus boni delectabilis. Dupliciter autem aliquid est delectabile.
Uno modo, quia est conveniens naturae animalis, sicut cibus, potus, et alia huiusmodi. Et huiusmodi concupiscentia delectabilis dicitur naturalis.
Alio modo aliquid est delectabile, quia est conveniens animali secundum apprehensionem, sicut cum aliquis apprehendit aliquid ut bonum et conveniens, et per consequens delectatur in ipso. Et huiusmodi delectabilis concupiscentia dicitur non naturalis, et solet magis dici cupiditas.
Les premières de ces convoitises, celles qui sont naturelles, sont communes aux hommes et aux animaux ; aux uns et aux autres certaines choses conviennent et sont délectables au point de vue naturel.
Et tous les hommes en sont d'accord. Aussi le Philosophe appelle-t-il ces convoitises communes et nécessaires.
Primae ergo concupiscentiae, naturales, communes sunt et hominibus et aliis animalibus, quia utrisque est aliquid conveniens et delectabile secundum naturam. Et in his etiam omnes homines conveniunt, unde et philosophus, in III Ethic., vocat eas communes et necessarias.
Quant aux autres convoitises, elles sont propres à l'homme, à qui il appartient de se représenter que telle chose lui est bonne et lui convient, en dehors de ce que la nature requiert.
C'est pourquoi le même Philosophe dit que les premières convoitises sont "irrationnelles", et les secondes "accompagnées de raison". Et parce que tous raisonnent de façon diverses, ces dernières sont appelées par Aristote: "propres et surajoutées", par rapport aux convoitises naturelles.
(Somme, Ia-IIae.q30a3)
Sed secundae concupiscentiae sunt propriae hominum, quorum proprium est excogitare aliquid ut bonum et conveniens, praeter id quod natura requirit.
Unde et in I Rhetoric., philosophus dicit primas concupiscentias esse irrationales, secundas vero cum ratione. Et quia diversi diversimode ratiocinantur, ideo etiam secundae dicuntur, in III Ethic., propriae et appositae, scilicet supra naturales.
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1. Le terme naturel est utilisé ici par Thomas pour désigner ce qui est intimement lié à cette chose sans faire appel à quelque chose d'extérieur à cette chose. Cela ne signifie pas qu'on se cantonne ici au plan matériel, il y a par exemple un appétit naturel au vrai.
2. Thomas laisse entendre ici que, chez l'homme, dès qu'il y a connaissance sensible, la raison s'attache à cette connaissance. L'homme ne peut connaître sensiblement sans connaître en même temps selon la raison. Si ce bougeoire m'est connu par les sens, il m'est alors aussi connu selon la raison. Je ne peux isoler dans le sensible mon appétit pour le chocolat car, du fait que je possède la raison, ma raison participera à cet appétit. Il n'est pas nécessaire que le bien désiré soit un bien spirituel pour que je le désire selon la raison.
La distinction de l'appétit naturel de l'appétit non naturel se voit clairement sur le plan de la nourriture : nous désirons nécesairement nous nourrir (appétit naturel), mais nous ne désirons pas nécessairement que cette nourriture soit telle nourriture (appétit non naturel -- de fait, certaines personnes n'aiment pas le chocolat).
3. Lorsqu'on dépasse l'appétit naturel dans l'appétit sensible nous accédons à un premier niveau d'altérité par la connaissance d'une chose extérieure alors que le plan naturel d'une chose ressort uniquement de sa "programmation" interne.
On peut attribuer à l'amour quatre effets immédiats (proximi), à savoir la liquéfaction, la jouissance, la langueur et la ferveur.
Amori attribui possunt quatuor effectus proximi, scilicet liquefactio, fruitio, languor et fervor.
1) Parmi lesquelles la première est la liquéfaction, qui s'oppose à la congélation. Car ces choses qui sont congelées sont resserrées en elles-mêmes, de sorte qu'elles ne peuvent pâtir l'entrée intérieure (subintrationem) facile d'une autre [chose]. Or c'est à l'amour de relever d'un appétit co-apté à une certaine réception du bien aimé [l'amour est une sorte d'adaptateur qui met en relation l'appétit et le bien], selon que ce qui est aimé est dans celui qui aime comme il a déjà été dit plus haut.
C'est pourquoi la congélation ou l'endurcissement du cœur est une disposition qui répugne à l'amour. Mais la liquéfaction relève d'une sorte de ramollissement du cœur, par lequel le cœur se présente apte (habile) à laisser ce qui est aimé entrer en lui (in ipsum subintret)[le latin répète deux fois l'intériorité : "in" puis "sub-in"].
Inter quae primum est liquefactio, quae opponitur congelationi. Ea enim quae sunt congelata, in seipsis constricta sunt, ut non possint de facili subintrationem alterius pati. Ad amorem autem pertinet quod appetitus coaptetur ad quandam receptionem boni amati, prout amatum est in amante, sicut iam supra dictum est.
Unde cordis congelatio vel duritia est dispositio repugnans amori. Sed liquefactio importat quandam mollificationem cordis, qua exhibet se cor habile ut amatum in ipsum subintret.
2) Si donc ce qui est aimé est présent et possédé, il y a plaisir ou fruition.
Si ergo amatum fuerit praesens et habitum, causatur delectatio sive fruitio.
Si toutefois il était absent, cela a pour conséquence deux passions, à savoir
3) la tristesse [provenant] de l'absence, qui est signifiée par la langueur (d'où Cicéron mentionne la tristesse surtout comme maladie) ;
4) et un désir intense d'obtenir le bien-aimé, qui est signifié par la ferveur.
Si autem fuerit absens, consequuntur duae passiones,
scilicet tristitia de absentia, quae significatur per languorem (unde et Tullius, in III de Tusculanis quaest., maxime tristitiam aegritudinem nominat);
et intensum desiderium de consecutione amati, quod significatur per fervorem.
Et ce sont bien là les effets de l'amour considéré formellement, selon le rapport de la puissance appétitive à l'objet. Mais dans la passion amour, certains effets se produisent en proportion de [ces quatre premiers effets], selon [qu'il survient] une modification organique. (Somme, I-II.q28a5ad1)
Et isti quidem sunt effectus amoris formaliter accepti, secundum habitudinem appetitivae virtutis ad obiectum. Sed in passione amoris, consequuntur aliqui effectus his proportionati, secundum immutationem organi.
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1. Qu'est ce que la co-aptitude ? Deux réalités sont aptes l'une envers l'autre : le bien vis à vis de l'appétit, et l'appétit vis à vis de du bien.
2. Qu'est ce que des effets proximi ?
3. Les quatre effets :
La liquéfaction : Celui qui aime attendri son coeur de manière à se disposer à laisser son intérieur envahi par ce qu'il aime.
La plaisir ou fruition : Ce qui est aimé est entré, il est donc présent en soi et possédé dans celui qui aime (on notera que la possession se comprend ici comme une réception, le sujet n'est pas d'abord celui qui est actif).
La langueur : Tant que le bien aimé n'est pas entré ou entièrement entré (càd entièrement reçu/possédé), se produit une blessure, une blessure d'amour, une tristesse spécifique appelée langueur.
La ferveur : plus l'amour est grand, plus l'intensité du désir est grande et quand elle est grande jusqu'à dépasser une mesure ordinaire, on l'appelle ferveur --> cf. l'église d'Ephèse dans l'Apocalypse.
Dans l'animal on peut considérer un double mouvement :
l'un concerne l'intention de la fin et appartient à l'appétit ;
l'autre, regarde l'exécution et se rapporte à l'opération extérieure.
Donc, bien que chez celui qui a déjà obtenu le bien dans lequel il se délecte,
cesse le mouvement d'exécution par lequel il tend vers la fin ;
le mouvement de la partie appétitive, lui, ne cesse pas pour autant.
Elle désirait (desiderabat) auparavant le bien qu'elle n'avait pas ;
elle s'en délecte maintenant qu'elle le possède.
Assurément la délectation est une sorte de repos de l'appétit, si l'on considère la présence du bien agréable qui le satisfait ;
cependant le changement intérieur (immutatio) de l'appétit sous l'action de l'appétible demeure, raison pour laquelle la délectation est un certain mouvement.
(Somme, Ia-IIae, q31.a1.ad2)
In animali duplex motus considerari potest,
unus secundum intentionem finis, qui pertinet ad appetitum,
alius secundum executionem, qui pertinet ad exteriorem operationem
licet ergo
in eo qui iam consecutus est bonum in quo delectatur, cesset motus executionis, quo tenditur ad finem;
non tamen cessat motus appetitivae partis, quae, sicut
prius desiderabat non habitum,
ita postea delectatur in habito.
Licet enim delectatio sit quies quaedam appetitus, considerata praesentia boni delectantis, quod appetitui satisfacit;
tamen adhuc remanet immutatio appetitus ab appetibili, ratione cuius delectatio motus quidam est.
Commentaire :
1. La réponse se place sur plan de la partie animale, on parle donc ici du plaisir sensible sans dire si ce qu'on dit ici pour l'être à propos de la joie qui est un plaisir spirituel.
2. Deux mouvements,
du côté de la fin : celui de l'appétit qui se produit à l'intérieur de l'animal, il y a en lui une "tension vers" (en fait, une double "tension vers", la naturelle, et celle amenée par la connaissance d'un bien concret - de la même manière il y a une double intention, celle inscrite dans la nature de l'animal et celle de l'objet à l'état de réalité intentionnelle amenée par la connaissance du dit objet) ;
du côté de l'exécution : il faut bien se mouvoir vers le chocolat pour qu'il devienne nôtre.
3. Lorsque le bien est possédé, la fin est atteinte, l'objet n'est plus intentionnel mais bien réel. L'appétit ne se nourrit plus de l'objet intentionnel mais de l'objet réel, c'est toujours l'objet, il est toujours là, sa possession amène l'appétit à une certaine perfection, mais une perfection qui dure dans le temps, tant qu'on qu'on savoure le chocolat. D'où la question suivante que posera Thomas pour préciser le rapport plaisir / temps.
4. Il est très intéressant de voir que dans le domaine passionnel la fin possédée réclame néanmoins de rester dans le temps, un écoulement, une succession... En sera-t-il de même dans le domaine de l'amour spirituel ?
5. Immutatio, même mot employé en q26.a2 : "Le premier changement intérieur de l’appétit par l'appétible est appelée amour, ce qui n’est rien d’autre que la complaisance dans l'appétible."
ils n'auront en rien besoin de la justice proprement dite,
parce qu'ils auront toutes choses quasi en commun,
puisque l'ami est un autre soi-même ;
or il n'y a pas de justice envers soi-même.
Tandis que
s'ils sont justes,
ils auront néanmoins besoin de l'amitié entre eux.
Même que ce qui est le plus juste paraît être conservateur et réparateur de l'amitié. Il relève donc beaucoup plus du moraliste de porter attention à l'amitié qu'à la justice.
Et cela même qui est au plus au point juste semble être conservateur et réparateur (ou revivifier ou renouveler ???) de l'amitié. Donc, il est bien plus pertinent que la morale considère l'amitié plutôt que la justice.
(Commentaire Ethique à Nicomaque, n°1543)
Sententia Ethic., lib. 8 l. 1 n. 6
Quintam rationem ponit ibi, et amicis quidem et cetera.
Et dicit quod,
si aliqui sint amici,
in nullo indigerent iustitia proprie dicta,
quia haberent omnia quasi communia,
cum amicus sit alter ipse;
non est autem iustitia ad seipsum.
Sed
si sint iusti,
nihilominus indigent amicitia adinvicem.
Et illud quod est maxime iustum videtur esse conservativum et reparativum amicitiae. Multo ergo magis ad moralem pertinet considerare de amicitia quam de iustitia.
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Aide de ChatGPT :
Bien sûr, je peux décomposer cette phrase pour vous.
“Et illud quod est maxime iustum videtur esse conservativum et reparativum amicitiae.”
En anglais, cela se traduit par :
“And that which seems most just appears to be conservative and restorative of friendship.”
Voici une explication détaillée de chaque partie :
“Et illud quod est maxime iustum” : Cette partie signifie “And that which is most just”. Elle fait référence à quelque chose qui est considéré comme le plus juste ou le plus équitable. “videtur esse conservativum” : Cette partie se traduit par “seems to be conservative”. Elle suggère que ce qui est le plus juste a tendance à être conservateur, c’est-à-dire à maintenir l’état actuel des choses. “et reparativum amicitiae” : Cette partie signifie “and restorative of friendship”. Elle indique que ce qui est le plus juste a également la capacité de restaurer ou de réparer l’amitié. Donc, dans l’ensemble, la phrase suggère que ce qui est le plus juste non seulement conserve l’état actuel des choses, mais a aussi le pouvoir de restaurer l’amitié. J’espère que cela vous aide à mieux comprendre la phrase. Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à me le faire savoir! 😊
AVERTISSEMENT important à propos de cette traduction :
- La traducteur initial a constamment traduit appetibile par objet du "désir" ou "désirable", ce qui est très dommageable pour la compréhension car alors on ne distingue plus entre appétit et désir. En effet, le bien exerçant son influence sur l'appétit donne un fruit qu'est l'amour, cet amour se manifeste alors comme désir. Ainsi, une bonne traduction de ce passage permet de comprendre, dans ce texte, l'unique usage du mot désir.
Bien + appétit --> amour-affectif --> amour-désir --> amour effectif.
Nous avons traduit dans un premier temps par "objet de l'appétit", puis nous nous sommes décidés à traduire simplement "appétible" car il est assez rapide de s'adapter à ce mot qui n'existe pas immédiatement dans la langue française.
La passion est l’effet de la cause agente dans le patient.
Respondeo dicendum quod passio est effectus agentis in patiente.
------- [Dans le monde physique] -------
Or un agent naturel produit (inducit) un double effet dans le patient :
premièrement, il lui donne une forme ;
deuxièmement, il lui donne le mouvement consécutif à cette forme,
comme ce qui génère [= ce qui est à la source --> litt. : le générant : = le générateur] donne au corps
C’est ainsi que la cause génératrice donne au corps engendré
la pesanteur,
et le mouvement que celle-ci entraîne.
Cette pesanteur elle-même, principe du mouvement vers le lieu connaturel, peut être appelée d’une certaine manière (quodammodo) amour naturel.
Agens autem naturale duplicem effectum inducit in patiens,
nam primo quidem dat formam,
secundo autem dat motum consequentem formam;
sicut generans dat corpori
gravitatem,
et motum consequentem ipsam.
Et ipsa gravitas, quae est principium motus ad locum connaturalem propter gravitatem, potest quodammodo dici amor naturalis.
------- [Dans le monde des passions] -------
De la même façon, l’appétible (appetibile) donne à l’appétit,
d’abord une certaine adaptation (coaptationem) envers lui, qui consiste à se complaire (complacentia) dans l'appétible (appetibilis), [= amour affectif]
et d’où procède le mouvement vers cet appétible (appetibile). [= amour-désir ou amour-concupiscant]
Car « le mouvement de l’appétit est circulaire », comme il est dit dans le De Anima d'Aristote :
l'appétible (appetibile) meut l’appétit, en se formant en quelque sorte dans son intention, [= amour affectif, actuation de l'appétit]
et l’appétit tend vers l'appétible (appetibile)[= amour-désir]
pour que s'ensuive [de l'atteindre] réellement ; [= amour effectif]
ainsi le mouvement se finit là où il avait son principe.
Le premier changement intérieur de l’appétit (immutatio appetitus) par l'appétible (appetibili) est appelée amour, ce qui n’est rien d’autre que la complaisance dans l'appétible ;
de cette complaisance suit le mouvement vers l’appétible, qui est désir,
et enfin le repos, qui est joie.
Sic etiam ipsum appetibile dat appetitui,
primo quidem, quandam coaptationem ad ipsum, quae est complacentia appetibilis;
ex qua sequitur motus ad appetibile.
Nam appetitivus motus circulo agitur, ut dicitur in III de anima,
appetibile enim movet appetitum, faciens se quodammodo in eius intentione;
et appetitus tendit in appetibile
realiter consequendum,
ut sit ibi finis motus, ubi fuit principium.
Prima ergo immutatio appetitus ab appetibili vocatur amor, qui nihil est aliud quam complacentia appetibilis;
et ex hac complacentia sequitur motus in appetibile, qui est desiderium;
et ultimo quies, quae est gaudium.
Ainsi donc, puisque l’amour consiste dans une certaine modification de l’appétit sous l’influence de l'appétible, il est évident que c’est une passion ; au sens propre, selon qu’il se trouve dans le concupiscible ; dans un sens plus général, et par extension du mot (extenso nomine), en tant qu’il est dans la volonté. (Somme, I, q. 26, a. 2, c.)
Sic ergo, cum amor consistat in quadam immutatione appetitus ab appetibili, manifestum est quod amor et passio, proprie quidem, secundum quod est in concupiscibili; communiter autem, et extenso nomine, secundum quod est in voluntate.
BEAUCOUP de vocabulaire à méditer, il faut revenir dessus souvent. Il semble que cet article écrit par Thomas soit le fruit d'une longue expérience/réflexion. C'est très concentré, il faut "hydrater" ce qui est écrit pour en voir toute l'ampleur.
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1. -- appetibile enim movet appetitum, faciens se quodammodo in eius intentione : faciens sea été traduit par s’imprimant dans d'autres traductions. On aurait pu aussi traduire littéralemnt : "en se faisant".
2. -- BIEN NOTER que le couple désir/joie au plan spirituel répond au couple concupiscence/plaisir au plan sensible.
3. -- L'amour-complaisance est l'amour affectif qui, tout en restant affectif, se mue en amour effectif... voir l'explication donnée ici.
4. -- Le mode circulaire du mouvement dans l'amour sensible se retrouve dans l'amour volontaire (voir derniers mots).
5. -- Bien voir le passage de l'intention à la possession réelle du bien extérieur.
6. -- La forme intentionnelle du bien "se fait" (faciens se), il y a une fabrication, il a une assimilation qui crée une forme, le bien se fait une présence intentionnelle dans l'âme de celui à qui est apportée la connaissance de ce bien.
7. -- Voir la succession des mots intentione et tendit. On frappe d'abord la capacité d'intentioner puis on tend. Le mot appétit lui-même ayant pour origine le fait de tendre.
8. -- Intéressante analogie implicite entre pesanteur et appétit. Il y a qqch en nous dont le poids nous emporte vers un certain lieu.
9. -- Le terme "appétit" est utilisé sur le plan de la volonté par extension (extenso nomine), son origine provient du plan du concupiscible (au sens neutre moralement) où il a son application première.
Le beau est identique au bien ; seule la raison diffèrre1(sola ratione differens).
Le bien étant ce que « tous appètent [= désirent] »,
il [relève] à la ratio boni que d'être un repos pour l'appétit,
tandis qu’il relève de la ratio pulchri que d'être un repos pour l'appétit quant à sa vue ou quant à sa connaissance [= la vue et la connaissance du bien].
C’est pourquoi les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l’ouïe mises entièrement au service (deservientes) de la raison ; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles musiques. Les objets des autres sens n’évoquent pas l’idée de beauté : nous ne disons pas belles les saveurs ou belles les odeurs.
Cela montre bien que le beau ajoute (addit) au bien un certain ordre à la puissance connaissante ;
le bien est alors dit ce qui complaît (complacet) à l’appétit "purement et simplement" (simpliciter) ;
et le beau est dit ce qui plaît (placet) à l'appréhension.
(Somme, I-II.q27a1ad3)
Pulchrum est idem bono, sola ratione differens. Cum enim bonum sit quod omnia appetunt,
de ratione boni est quod in eo quietetur appetitus,
sed ad rationem pulchri pertinet quod in eius aspectu seu cognitione quietetur appetitus.
Unde et illi sensus praecipue respiciunt pulchrum, qui maxime cognoscitivi sunt, scilicet visus et auditus rationi deservientes, dicimus enim pulchra visibilia et pulchros sonos. In sensibilibus autem aliorum sensuum, non utimur nomine pulchritudinis, non enim dicimus pulchros sapores aut odores.
Et sic patet quod pulchrum addit supra bonum, quendam ordinem ad vim cognoscitivam,
ita quod bonum dicatur id quod simpliciter complacet appetitui;
pulchrum autem dicatur id cuius ipsa apprehensio placet.
1 Au lieu de : « leur seule différence procède d’une vue de la raison ».
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1. -- A noter cette question de vocabulaire chez Thomas : le bien complaît à l'appétit, le beau plaît à l'appréhension. On voit ailleurs que la complaisance est au niveau de l'amour affectif, c'est à dire le tout premier moment de l'amour. A distinguer du terme quand l'amour devient effectif.
2. -- Le bien est donc davantage objet de l'appétit (sensible - vue - ; ou spirituel - connaissance -) ; le beau, davantage objet de l'appréhension, c'est à dire de l'intellect, de l'intelligence.
3. -- Il y a donc dans le bien une dimension qui satisfait, qui vonvient, à la connaissance. Lorsqu'il s'agit d'un acte moralement mauvais, c'est cependant sous un aspect secondairement bon que l'intelligence y trouvera quelque chose de beau. Chez Arsène Lupin, rompu à l'art du vol, son vol pourra être trouvé beau dans l'exercice, dans la réalisation de son vol, pas quant au vol lui-même. C'est ce en quoi le vol comporte une part de bien qu'on trouvera le vol beau.
4. -- On se rappelle qu'il y a trois dimensions du bien dans la ratio boni, reprises d'Augustin, l'espèce, l'ordre, le mode. Ici Thomas évoque une dimension d'ordre qui établit une relation entre le bien et la puissance connaissante.
Inhaesio : traduit tantôt par "existence mutuelle en autrui", tantôt par "inhabitation" ; il s'agit à la fois d'une présence de l'être aimé en soi et d'une présence de soi dans l'être aimé. On a pris le parti de le traduire ici par inhésion, mot maintenant inusité mais fidèle au texte. Voir ici et ici. Pas de solution idéale.
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L'inhésion mutuelle est-elle un effet de l'amour ?
Cet effet d'inhésion mutuelle, peut être compris (intelligi) quant à la puissance appréhensive et quant à la puissance appétitive.
[Quant à de la puissance appétitive]
En effet, quant à de la puissance appétitive, l'aimé est dit dans l'aimant en tant qu'il demeure (immoratur) dans l'appréhension de l'aimant ; selon ces mots de l'Apôtre (Ph 1, 17) : " je vous porte dans mon coeur."
[Quant à de la puissance appréhensive (la connaissance)]
Mais l'aimant est dit dans l'aimé selo l'appréhension en tant qu'il
ne se satisfait pas d'une connaissance superficielle de l'aimé
mais s'efforce
d’examiner en profondeur chaque aspect qui concerne l’aimé,
et ainsi il pénètre à l’intérieur de celui-ci.
C'est le sens de ces mots appliqués à l'Esprit Saint, qui est l'Amour de Dieu: "Il scrute même les profondeurs de Dieu" (1 Co 2, 10).
* * *
Utrum mutua inhaesio sit effectus amoris ?
Iste effectus mutuae inhaesionis potest intelligi et quantum ad vim apprehensivam, et quantum ad vim appetitivam.
[]
Nam quantum ad vim apprehensivam amatum dicitur esse in amante, inquantum amatum immoratur in apprehensione amantis; secundum illud Philipp. I, eo quod habeam vos in corde.
[]
Amans vero dicitur esse in amato secundum apprehensionem inquantum amans
non est contentus superficiali apprehensione amati,
sed nititur
singula quae ad amatum pertinent intrinsecus disquirere,
et sic ad interiora eius ingreditur.
Sicut de spiritu sancto, qui est amor Dei, dicitur, I ad Cor. II, quod scrutatur etiam profunda Dei.
* * *
[1. L'aimé est dans l'aimant]
Mais quant à la puissance appétitive, l'aimé est dit dans l'aimant en tant qu'il est par une certaine complaisance dans son affect [~ son coeur],
si bien qu'il se délecte de l'aimé ou de ses biens, quand ils sont présents ;
s'ils sont absents, son désir se porte
vers l'aimé lui-même par l'amour de concupiscence,
ou vers les biens qu'il lui veut par l'amour d'amitié.
Et
ce n'est pas en raison de quelque cause d'extrinsèque, comme
lorsqu'on désire une chose à cause d'une autre,
ou que l'on veut du bien à quelqu'un en vue d'autre chose,
mais à cause de la complaisance pour l'aimé la plus intérieurement enracinée (interius radicatam). C'est pour cela que l'amour est dit ce qui est le plus au-dedans (intimus) et que l'on parle des "entrailles de la charité".
* * *
Sed quantum ad vim appetitivam, amatum dicitur esse in amante, prout est per quandam complacentiam in eius affectu,
ut vel delectetur in eo, aut in bonis eius, apud praesentiam;
vel in absentia, per desiderium tendat
in ipsum amatum per amorem concupiscentiae;
vel in bona quae vult amato, per amorem amicitiae;
non quidem ex aliqua extrinseca causa, sicut
cum aliquis desiderat aliquid propter alterum,
vel cum aliquis vult bonum alteri propter aliquid aliud;
sed propter complacentiam amati interius radicatam. Unde et amor dicitur intimus; et dicuntur viscera caritatis.
* * *
[2. L'aimant est dans l'aimé]
Réciproquement, l'aimant est dans l'aimé, mais différemment selon qu'il y a amour de concupiscence ou amour d'amitié.
En effet, l'amour de concupiscence
ne se repose dans aucune possession ou jouissance extérieure et superficielle de l'aimé,
mais cherche à le posséder parfaitement et à le joindre, pour ainsi dire, en son plus intime.
Dans l'amour d'amitié, au contraire, l'aimant est dans l'aimé en ce sens qu'il considère les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne propre, de sorte que lui-même, en son ami, semble
pâtir les biens et les maux
et être affecté des biens et des maux.
C'est pour cela que, d'après Aristote, il est propre aux amis
de "vouloir les mêmes choses,
et de s'attrister et de se réjouir dans les mêmes choses".
*
E converso autem amans est in amato aliter quidem per amorem concupiscentiae, aliter per amorem amicitiae.
Amor namque concupiscentiae
non requiescit in quacumque extrinseca aut superficiali adeptione vel fruitione amati,
sed quaerit amatum perfecte habere, quasi ad intima illius perveniens.
In amore vero amicitiae, amans est in amato, inquantum reputat bona vel mala amici sicut sua, et voluntatem amici sicut suam, ut quasi ipse in suo amico videatur
bona vel mala pati,
et affici.
Et propter hoc, proprium est amicorum
eadem velle,
et in eodem tristari et gaudere
secundum philosophum, in IX Ethic. et in II Rhetoric.
*
Ainsi donc,
en tant qu'il considère comme sien ce qui est à son ami, l'aimant semble exister en celui qu'il aime et être comme identifié à lui.
Au contraire, en tant qu'il veut et agit pour son ami comme (sicut) pour soi-même, le considérant comme (quasi) un (idem) avec soi, c'est l'aimé qui est dans l'aimant.
* * *
Ut sic,
inquantum quae sunt amici aestimat sua, amans videatur esse in amato, quasi idem factus amato.
Inquantum autem e converso vult et agit propter amicum sicut propter seipsum, quasi reputans amicum idem sibi, sic amatum est in amante.
* * *
[3ème manière]
Il y a une troisième manière d'entendre cette mutuelle inhésion par l'amour d'amitié, c'est celle de l'amour qui répond à l'amour, en tant que
mutuellement les amis s'aiment (mutuo),
et l'un à l'autre (invicem)
se veulent (volunt) de bonnes choses
et font (operantur) de bonnes choses.
(Somme, I-II.q28a2)
Potest autem et tertio modo mutua inhaesio intelligi in amore amicitiae, secundum viam redamationis, inquantum
1. Dominus : il serait plus aisé pour la compréhension de traduire "maître", mais le mot seigneur a plus d'ampleur et invite moins à une compréhension stoïcienne de "maîtrise de soi". Le seigneur respecte ce sur quoi il a autorité (voir l'expression "être grand seigneur").
2. Complacentiam : de complaceo, "plaire en même temps, concurremment" (Gaffiot). Que signififie le préfixe "com" dans le mot complaisance ? A quoi se rapporte le "en-même temps" ? Pourquoi dit-on se complaire dans l'ami en tant qu'il affecte notre appétit plutôt que se plaire en l'ami en tant qu'il affecte notre appétit ? Se complaire en quelque chose, se plaire en quelque chose, quelle différence ?
"Le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante (vim cognoscitivam) ;
le bien est alors dit ce qui complaît (complacet) à l’appétit "purement et simplement" (simpliciter) ;
et le beau est dit ce qui plaît (placet) à l'appréhension"
Premier élément de réponse : on doit pouvoir dire que l'amour affectif est source de complaisance alors que l'amour effectif est source de plaisir/joie. La complaisance serait alors le plaisir intentionnel, la chose nous a affecté et nous aimons ce en quoi elle nous affecte et cela à pour effet une complaisance. Nous aimons la chose ou la personne aimée en tant qu'elle réside en nous, en tant qu'elle a donné lieu à une modification (affect-ion) en nous, et nous aimons cette modification. La chose a fait quelque chose en nous (adficio --> ad-facio, d'où vient le mot affection). Cette chose qui s'est faite en nous, l'affect, est liée à la chose qui affecte, le lien n'est pas rompu, mais l'affect est dans le ressenti de la chose aimée.
C'est pour cette raison que la complaisance, dans la signification dans laquelle elle nous est parvenue, comporte un aspect péjoratif en cela qu'elle porte en elle une possibilité d'en rester à ce "ressenti" en relativisant la chose qui est à la source de ce sentir intérieur. C'est pourquoi un véritable amour n'en reste pas au stade affectif mais naturellement se porte par le désir au bien réel, à la chose aimée en tant qu'elle existe indépendamment de moi et que je veux rejoindre réellement.
Et lorsque la chose aimée ou la personne aimée est aimée dans sa réalité, alors il y a plaisir/joie. On ajoute alors à l'unité intérieure dans laquelle l'aimé est en soi, une unité qui découle d'une sortie de nous-même pour demeurer en l'autre, l'autre réel. L'autre réel continuant de nous toucher intérieurement, mais en raison même de ce toucher intérieur nous projette vers lui pour y demeurer, d'où le mot d'Aristote rapporté par Thomas : l'amour est circulaire. L'analyse de Thomas est d'un très grand réalisme, car c'est en effet de cette manière que nous expérimentons et que nous vivons l'amour.
La complaisance a une cause immédiate intérieure ; le plaisir/joie a une cause extérieure ; les deux se vivant de fait de manière mêlée, à cause du cercle.
°°° ~ ~ La chose belle en tant qu'elle est belle plaît car elle reste extérieure du fait que la connaissance nécessite la présence de la chose connue. ~ ~
La tristesse fatigue, elle est comme une maladie de l'appétit
... D'où
comme la délectation [= plaisir, joie] est à l'égard de la tristesse
dans les mouvements de l’appétit,
ainsi ce qu'est le repos à la fatigue
dans les mouvements corporels,
[fatigue] qui provient de quelque transmutation non naturelle (innaturali), car la tristesse elle-même
[implique] une certaine fatigue
ou implique (importat) un état maladif de la puissance appétitive
(Somme, I-II.q38a1)
... Unde
sic se habet
delectatio ad tristitiam
in motibus appetitivis,
sicut se habet
in corporibus
quies ad fatigationem,
quae accidit ex aliqua transmutatione innaturali, nam et ipsa tristitia
fatigationem quandam,
seu aegritudinem appetitivae virtutis importat.
La tristesse fatigue car elle est le signe que le bien désiré n'a pas été atteint, cette incomplétude de l'appétit plonge dans la division qui fatigue.
D'une certaine manière, ce n'est pas naturel d'être triste, nous ne sommes pas fait pour cela. La tristesse est comme un état de violence pour l'appétit.
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Comme si Thomas disait qu'il y a quelque chose dans la nature de naturellement non naturel, comme si la nature jouait naturellement contre elle-même. La fatigue est naturelle, mais du point de vue de ce que doit être le mouvement musculaire d'un individu dans son état de pleine forme, elle représente quelque chose qui s'oppose à la nature, de la même manière qu'un appétit qui ne trouve pas son terme quitte d'une certaine manière l'ordre naturel des choses.
Du côté de la joie, nous admettons qu'elle nous donne une grande force pour agir, contrairement à la tristesse qui n'est pas amie de l'action.
Analogiquement, on parlera donc d'un appétit fatigué. On dira que la tristesse produit les mêmes effets dans la dimension appétitive de notre être que la fatigue physique dans le corps : l'arrêt ou la diminution du mouvement. Comme la fatigue empêche l'exercice physique, la tristesse empêche la re-mise en mouvement vers un bien extérieur à atteindre.
Thomas termine en disant que cette fatigue de l'appétit pourrait aussi se comprendre par le terme de "maladie", la tristesse serait ainsi une maladie de l'appétit.
Après avoir dit ce qu'elle était (ce que nous ressentons en l'absence du bien), Thomas se livre ici à une forme de description expérimentale, presque psychologique, de la tristesse.
La science en tant qu'elle nous corrige provoque de la peine
« Celui qui augmente sa science ajoute à sa douleur », c’est vrai à cause de la difficulté et des échecs (defectum) que l’on rencontre dans la recherche de la vérité ou bien parce que la science fait connaître à l’homme beaucoup de choses contraires à sa volonté. Ainsi, du côté des objets de connaissance, la science engendre la douleur, mais du côté de la contemplation de la vérité, elle engendre le plaisir. (Somme, I-II.q38a4ad1)
Qui addit scientiam, addit dolorem, vel propter difficultatem et defectum inveniendae veritatis, vel propter hoc, quod per scientiam homo cognoscit multa quae voluntati contrariantur. Et sic ex parte rerum cognitarum, scientia dolorem causat, ex parte autem contemplationis veritatis, delectationem.
La recherche nous conduit à des conclusions d'ordre pratique qui nous amène à imposer des changements dans notre vie, et cela est, au début, douloureux. Thomas aurait sans doute été d'accord pour dire qu'ensuite, c'est un plaisir continuel que de se voir sans cesse corrigé par la recherche de la vérité.
L'amour et la concupiscence [= désir sensible] causent du plaisir. Car tout ce qui est aimé est délectable pour celui qui aime, du fait que l'amour est une sorte d'union ou de connaturalité de l'aimant et de l'aimé.
De même, tout objet de concupiscence est délectable à celui qui convoite (concupiscenti), la concupiscence étant surtout l'appétit de la délectation.
Cependant l'espoir, parce qu'il comporte une certaine certitude de la présence réelle [à venir] du bien délectable qu'on ne trouve ni dans l'amour ni dans la concupiscence, est dit cause de délectation plus que celle-ci.
Et même, plus que le souvenir (memoria), tourné vers ce qui a déjà passé.
(Somme, I-II.q2a3ad3)
Etiam amor et concupiscentia delectationem causant. Omne enim amatum fit delectabile amanti, eo quod amor est quaedam unio vel connaturalitas amantis ad amatum.
Similiter etiam omne concupitum est delectabile concupiscenti, cum concupiscentia sit praecipue appetitus delectationis.
Sed tamen spes, inquantum importat quandam certitudinem realis praesentiae boni delectantis, quam non importat nec amor nec concupiscentia, magis ponitur causa delectationis quam illa.
Et similiter magis quam memoria, quae est de eo quod iam transiit.
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1. Noter la remarque "la concupiscence étant surtout l'appétit de la délectation" : sur le plan sensible passionnel, on désire surtout le plaisir procuré par le bien, alors que sur le plan spirituel, on désire surtout le bien qui nous procure du plaisir. Si l'amour instinctif est essentiellement interne (cela vient de l'intérieur du vivant), l'amour passionnel s'ouvre à un premier niveau d'extériorité à travers le bien sensible. Mais c'est avec le bien spirituel qu'est atteint une véritable sortie de soi, un véritable détournement de l'égo. On se détourne de soi pour être intièrement tourné vers l'autre.
Le plaisir requiert l'union réelle comme cause. Mais le désir est dans la réalité aimée absente, tandis que l'amour est dans l'absence et dans la présence. (Somme, Ia-IIae, q. 28, a. 1, ad.1.)
Obiectio illa procedit de unione reali. Quam quidem requirit delectatio sicut causam, desiderium vero est in reali absentia amati, amor vero et in absentia et in praesentia..
si l'homme, selon une certaine de ses dispositions, pose une action délectable pour lui,
cette délectation est hors de sa nature pour l'homme selon une autre de ses dispositions.
Ainsi,
contempler est naturel à l'homme en raison de l'intellect,
mais hors de sa nature en raison des organes de l'imagination, qui travaillent tandis qu'il contemple.
C'est pourquoi la contemplation n'est pas toujours délectable à l'homme. Et cela est similaire pour la consommation de nourriture, qui est naturelle au corps qui a faim, mais hors de sa nature pour le corps déjà repu.
(Commentaire Ethique à Nicomaque, n°1534)
Et ideo,
si homo secundum aliquam sui dispositionem agat aliquam actionem sibi delectabilem,
haec delectatio est praeternaturalis homini secundum alteram eius dispositionem.
Sicut
contemplari est naturale homini ratione intellectus,
sed est praeternaturale homini ratione organorum imaginationis, quae laborant in contemplando.
Et ideo contemplatio non est semper homini delectabilis. Et est simile de sumptione cibi quae est naturalis corpori indigenti, praeter naturam autem corpori iam repleto.
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1. C'est pourquoi celui qui a un désir intense de contempler verra son corps moins rapidement à la traine de la partie spirituelle même après une longue période de contemplation. Mais arrivera un moment où le corps ne pourra plus suivre.
2. Noter combien Thomas est réaliste puisqu'il n'isole pas du corps l'activité de l'intellect. Thomas parle ici davantage de la contemplation naturelle, philosophique. Il faudrait comparer avec ce qu'il dit dans le cas de la contemplation dont le contenu vient de la foi.
A. Ce qui est mû, bien qu'il ne possède pas encore parfaitement ce vers quoi il est mû, commence cependant de posséder déjà quelque chose de ce vers quoi il est mû ; et, selon cela, le mouvement lui-même possède une certaine délectation.
Il manque cependant à la délectation la perfection car les délectations les plus parfaites sont dans les réalités immuables.
B. Le mouvement devient aussi délectable en tant qu'il se fait par lui quelque chose qui convient qui auparavant ne convenait pas ou qui avait cessé d'exister.
(Somme, I-II.q32a2ad1)
A. Id quod movetur, etsi nondum habeat perfecte id ad quod movetur, incipit tamen iam aliquid habere eius ad quod movetur, et secundum hoc, ipse motus habet aliquid delectationis.
Deficit tamen a delectationis perfectione, nam perfectiores delectationes sunt in rebus immobilibus.
B. Motus etiam efficitur delectabilis, inquantum per ipsum fit aliquid conveniens quod prius conveniens non erat, vel desinit esse.
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Voir aussi ici :
1. "Ce qui se meut" --> C'est un passif, pas un actif, on doit donc traduire : "Ce qui est mû".
2. La convenance : deux choses qui s'assemblent naturellement, comme l'appétit et l'appétible : il convient à l'appétit de tendre vers l'appétible, il convient l'appétible d'être objet de l'appétit. Il n'y a pas de dissonance entre eux. Quand l'appétible n'est pas porté à la connaissance ou à la présence de l'appétit, il ne peut se produire de convenance.
Être un homme, par exemple, n'implique essentiellement rien de successif, car ce n'est pas un mouvement, mais le terme d'un mouvement, ou d'un changement, qui est la génération de cet homme ;
cependant, parce que l'être humain est soumis à des causes qui le font changer, on dit encore que le fait d'être homme est dans le temps.
Nous dirons ainsi que
la délectation, par soi, n'est pas dans le temps ; car elle existe dans le bien possédé, qui est comme le terme du mouvement.
Mais si ce bien possédé est soumis au changement, la délectation sera dans le temps par accident.
En revanche, si le bien est absolument immuable, le plaisir ne sera dans le temps ni par soi ni par accident.
(Somme, Ia-IIae, q31.a1.ad2)
Sicut esse hominem de sui ratione non habet successionem, non enim est motus, sed terminus motus vel mutationis, scilicet generationis ipsius,
sed quia humanum esse subiacet causis transmutabilibus, secundum hoc esse hominem est in tempore.
Sic igitur dicendum est quod
delectatio secundum se quidem non est in tempore, est enim delectatio in bono iam adepto, quod est quasi terminus motus.
Sed si illud bonum adeptum transmutationi subiaceat, erit delectatio per accidens in tempore.
Si autem sit omnino intransmutabile, delectatio non erit in tempore nec per se, nec per accidens.
Commentaire :
1. Esse hominem : Être homme n'est pas être un homme, gros problème de traduction. D'un côté c'est ce qu'est l'homme, de l'autre on inclut son existence réelle.
Les mouvements de l'appétit relèvent plutôt de l'ordre intentionnel que de l'ordre d'exécution. (Somme, Ia-IIae, q. 29, a. 3, ad. 3)
Motus autem appetitivus magis pertinet ad intentionem quam ad executionem.
Ce propos est tenu lors de la réponse à la question : La haine est-elle causée par l'amour ?
Concrètement, lorsque nous nous éloignons maintenant d'un mal c'est pour nous approcher ensuite d'un bien. Si l'on s'éloigne des vices en cultivant les vertus, c'est pour nous approcher d'un bien qu'on sait ne pas pouvoir obtenir sans une activité vertueuse.
Donc ce qui arrive concrètement en premier, à tel moment, c'est l'exécution de l'éloignement du vice (par exemple, la paresse).
Mais nous ne le faisons que parce que avant cet ordre concret d'exécution, nous aimions déjà intentionnellement un certain bien (par exemple la science que nous aimons sans pour autant la posséder et qui nécessite un effort opposé à la paresse).
Pourquoi l'appétit est-il plutôt dans l'ordre intentionnel ? Parce que la tension vers quelque chose, qui est la signification étymologique du mot appétit, n'existe que parce que l'individu a connaissance d'un bien qui exerce une attraction sur lui, mais comme ce bien n'est pas d'abord présent (possédé), on peut dire que l'appétit, du fait même qu'il tend vers, est dans l'ordre de l'intention. C'est dans un second temps que l'appétit va susciter chez l'individu une action qui vise à posséder.
Notons que dans le monde des passions, le bien n'est jamais réellement totalement possédé, ce qui laisse toujours une grande part d'intentionnalité, l'amour passionnel n'étant jamais totalement satisfait.
Notons également qu'il en est de même du point de vue spirituel, notre connaissance du bien spirituel aimé n'étant jamais totale, il reste toujours une "tension vers". De même dans la vie mystique à l'égard de Dieu.
C'est ainsi que même regardant la joie, passion accompagnant le bien présent, reste en partie intentionnelle car nous nous représentons la joie qui découlera du bien possédé pleinement dans la vision béatifique. Ou à un niveau plus philosophique, nous nous représentons la joie qui accompagnera une meilleure union au bien aimé (lorsque les époux ou les amis se connaissent mieux avec le temps, leur amour grandit et donc leur joie. Même si la connaissance n'augmente pas sensiblement, la qualité de l'amour, lui, peut augmenter, et donc la joie.