et c'est pourquoi tout acte de cette sorte est un péché par son genre, ainsi
haïr le bien, le repousser et s'en attrister,
parce que dans l'intelligence, c'est aussi un vice de nier le vrai.
Il ne suffit cependant pas, pour qu'un acte soit bon,
qu'il implique la poursuite du bien ou la fuite du mal,
si ce n'est la poursuite du bien convenable, et la fuite du mal qui lui est opposé :
pour le bien, dont la perfection tient à la plénitude et à l'intégrité de la chose, sont requis plus d'éléments que pour le mal, qui résulte de chaque déficience singulière, comme le dit Denys dans Les Noms Divins (IV, 30).
Or l'envie implique une tristesse qui vient du bien ; aussi est-il patent qu'elle est de par son genre un péché.
(DeMalo.q10a1)
Omnis actus
ad fugam pertinens
cuius obiectum est bonum,
est non conveniens
suae materiae
vel obiecto;
omnis talis actus ex suo genere est peccatum; sicut
odire bonum et abominari bonum et de ipso tristari;
quia etiam in intellectu vitium est negare verum.
Non tamen sufficit ad hoc quod actus sit bonus,
quod importet prosecutionem boni vel fugam mali
nisi sit prosecutio boni convenientis, et fuga mali quod ei opponitur;
quia plura requiruntur ad bonum, quod perficitur ex tota et integra causa, quam ad malum, quod relinquitur ex singularibus defectibus, ut Dionysius dicit V cap. de Divin. nominibus;
invidia autem importat tristitiam ex bono. Unde patet quod ex suo genere est peccatum.
La distinction par laquelle est distinguée raison comme raison et raison comme nature peut être intelligée (intelligi) de deux manières. [= intelligi, "être compris" ne rend pas l'acte simple de l'intellect lorsqu'il une chose est par lui intelligée, mieux vaudrait traduire par "être saisie" ou "être touchée", ~ le tugein d'Aristote. Concrètement, "comprendre" fait davantage référence à l'expérience du raisonnement.]
[A. Première manière de distinguer - du point de vue de l'être]
De la première manière,
la raison « comme nature » est dîte raison
selon qu’elle est la nature de la créature rationnelle,
c’est‑à‑dire que, fondée dans l’essence de l’âme, elle donne au corps l’être naturel (esse naturale) ; [= ~ une chose est ce qu'elle est par sa partie la meilleure, mais cette partie est liée indirectement à des éléments qui ne lui sont pas propres du fait qu'elle appartient à un être qui ne réduit pas à elle]
mais on parle de la raison « comme raison »
selon ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison,
et cela est son acte, parceque les puissances se définissent par les actes.
Ainsi, parce que la douleur
n’est pas dans la raison supérieure en tant qu’elle se rapporte à son objet par son acte propre
mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme,
on dit que la raison supérieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison.
(Et il en va de même pour la vue, qui est fondée sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure (laesionem) de deux façons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est émoussée par une lumière très forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondée dans le toucher, comme lorsque l’œil est piqué ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance (passio) de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.)
Distinctio illa qua distinguitur ratio ut ratio, et ratio ut natura, dupliciter potest intelligi.
[A.]
Uno modo ita quod
ratio ut natura dicatur ratio
secundum quod est naturae creaturae rationalis,
prout scilicet fundata in essentia animae dat esse naturale corpori :
ratio vero ut ratio dicatur
secundum id quod est proprium rationis in quantum est ratio ;
et hoc est actus eius, quia potentiae definiuntur per actus.
Quia igitur dolor
non est in superiori ratione prout secundum actum proprium comparatur ad obiectum,
sed secundum quod in essentia animae radicatur ;
ideo dicitur quod superior ratio patiebatur dolorem ut natura, non autem ut ratio.
Et est simile de visu qui fundatur super tactum, in quantum organum visus est organum tactus. Unde dupliciter visus potest pati laesionem : uno modo per actum proprium, sicut cum ab excellenti luce visio obtunditur : et haec est passio visus ut visus ; alio modo prout fundatur in tactu, ut cum oculus pungitur, vel aliquo calore dissolvitur : et hoc non est passio visus ut est visus, sed ut est quidam tactus.
[B. Première manière de distinguer - du point de vue de la connaissance et de l'appétit]
D'une autre manière peut être intelligée (intelligi) la distinction susdite, ainsi nous disons que la raison comprise (intelligi),
comme nature
selon que la raison se rapporteà ce que naturellement elle
connaît
ou appète [= désire spirituellement, i.e : veut] ;
comme raison
selon que, par une certaine confrontation, elle est ordonnéeà quelque chose (aliquid)
à connaître
ou à appéter [= désirer],
attendu que le propre de la raison est de confronter.
Or il est certaines [choses] qui,
selon qu'elles sont considérées en elles-mêmes, sont à éviter,
mais appétées [désirées] selon qu'elles sont ordonnées à autre chose :
par exemple, la faim et la soif, considérées en elles-mêmes, sont à éviter, mais, si on les considère comme utiles au salut de l’âme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se réjouit à leur sujet, au lieu que la raison comme nature s’attriste à cause d’elles. De même, la passion corporelle du Christ considérée en soi était à éviter : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas (nolebat) ; mais en tant qu’elle était ordonnée au salut du genre humain, alors elle était bonne et objet d’appétit (appetibilis) ; et ainsi, la raison comme raison la voulait (volebat) et en retirait une joie.
(DeVer.q26a9ad7)
[B.]
Alio modo potest intelligi praedicta distinctio, ut dicamus
rationem ut naturam intelligi
secundum quod ratio comparaturad ea quae naturaliter
cognoscit
vel appetit ;
rationem vero ut rationem,
secundum quod per quamdam collationem ordinaturad aliquid
cognoscendum
vel appetendum,
eo quod rationis est proprium conferre.
Sunt enim quaedam quae
secundum se considerata sunt fugienda,
appetuntur vero secundum ordinem ad aliud :
sicut fames et sitis secundum se considerata sunt fugienda ; prout autem considerantur ut utilia ad salutem animae vel corporis, sic appetuntur. Et sic ratio ut ratio de eis gaudet, ratio vero ut natura de eis tristatur. Ita etiam passio corporalis Christi in se considerata fugienda erat : unde ratio ut natura de ea contristabatur et eam nolebat ; prout vero ordinabatur ad salutem humani generis, sic bona erat et appetibilis ; et sic ratio ut ratio eam volebat, et inde gaudebat.
1. -- Dans la 2ème manière de distinguer on met la raison face à son objet ou en disant comparatur ou en disantordinatur. Voir ce que cela implique :
Raison comme nature (point de vue immédiat, matériel)
Raison comme raison (point de vue de la fin)
comparatur
ordinatur
naturellement
per collationem
la raison s'attriste de la faim et de la soif, car avoir faim ou soif n'est pas agréable
la raison se réjouit de la faim et de la soif, car la faim et la soif sont ordonnées à me nourrir, sans quoi je mourrais
La métaphore de la pesanteur qui immobilise le corps physique au sol
Les effets des passions de l’âme sont parfois nommées métaphoriquement, selon une similitude avec les corps sensibles, en cela que les mouvements de l’appétit animal sont similaires (similes) aux inclinations de l’appétit naturel [= celui existant même dans les objets physiques].
Et sur ce mode
la ferveur (fervor) est attribuée à l’amour,
la dilatation (dilatatio) au plaisir,
et l’appesentissement (aggravatio) à la tristesse.
On dit en effet qu’un homme est appesanti (aggravari) lorsqu’un poids empêche son mouvement propre.
[Avec le poids croissant de la tristesse, augmente l'impossibilité d'échapper à l'inertie]
Or il est manifeste, d’après ce qui a été dit précédement, que la tristesse arrive à partir d’un mal présent. Celui-ci, de ce fait même qu’il répugne au mouvement de la volonté, appesentit l'âme (aggravat animum), en tant qu'il l'empêche d'avoir la fruition (fruatur)[= jouir] de ce qu’elle veut.
S'il n'y a pas une telle force (vis) de tristesse qu'elle ôte l'espoir d'échapper (spem evadendi),
bien que l’âme soit appesentie par cela que, présentement, elle ne peut obtenir (potitur) ce qu’elle veut ;
il reste cependant un mouvement pour repousser la [chose] nocive qui l’attriste.
Mais si la force (vis) du mal super-accroît (superexcrescat) à un point tel qu'il exclut l'espoir d’y échapper (spem evasionis excludat),
alors, même le mouvement intérieur (interior motus) de l’âme angoissée (animi angustiati, litt. : rétrécie) est absolument empêché (simpliciter impeditur),
ainsi il ne peut se détourner ni d'un côté ni de l'autre.
Et parfois est empêché le mouvement extérieur du corps (exterior motus corporis), de telle sorte que l'homme reste figé en lui-même (stupidus in seipso).
(Somme, I-II.q37a2)
Effectus passionum animae quandoque metaphorice nominantur, secundum similitudinem sensibilium corporum, eo quod motus appetitus animalis sunt similes inclinationibus appetitus naturalis.
Et per hunc modum
fervor attribuitur amori,
dilatatio delectationi,
et aggravatio tristitiae.
Dicitur enim homo aggravari, ex eo quod aliquo pondere impeditur a proprio motu.
[ ]
Manifestum est autem ex praedictis quod tristitia contingit ex aliquo malo praesenti. Quod quidem, ex hoc ipso quod repugnat motui voluntatis, aggravat animum, inquantum impedit ipsum ne fruatur eo quod vult.
Et si quidem non sit tanta vis mali contristantis ut auferat spem evadendi,
licet animus aggravetur quantum ad hoc, quod in praesenti non potitur eo quod vult;
remanet tamen motus ad repellendum nocivum contristans.
Si vero superexcrescat vis mali intantum ut spem evasionis excludat,
tunc simpliciter impeditur etiam interior motus animi angustiati,
ut neque hac neque illac divertere valeat.
Et quandoque etiam impeditur exterior motus corporis, ita quod remaneat homo stupidus in seipso.
1. -- On notera l'extraordinaire précision de cette analyse qui n'a rien perdue de sa justesse, bien au contraire.
2. -- C'est ainsi que dans le langage courant on dit être atterré par telle nouvelle ou par telle situation, on est semblable à la pierre ramenée au sol.
La tristesse fatigue, elle est comme une maladie de l'appétit
... D'où
comme la délectation [= plaisir, joie] est à l'égard de la tristesse
dans les mouvements de l’appétit,
ainsi ce qu'est le repos à la fatigue
dans les mouvements corporels,
[fatigue] qui provient de quelque transmutation non naturelle (innaturali), car la tristesse elle-même
[implique] une certaine fatigue
ou implique (importat) un état maladif de la puissance appétitive
(Somme, I-II.q38a1)
... Unde
sic se habet
delectatio ad tristitiam
in motibus appetitivis,
sicut se habet
in corporibus
quies ad fatigationem,
quae accidit ex aliqua transmutatione innaturali, nam et ipsa tristitia
fatigationem quandam,
seu aegritudinem appetitivae virtutis importat.
La tristesse fatigue car elle est le signe que le bien désiré n'a pas été atteint, cette incomplétude de l'appétit plonge dans la division qui fatigue.
D'une certaine manière, ce n'est pas naturel d'être triste, nous ne sommes pas fait pour cela. La tristesse est comme un état de violence pour l'appétit.
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Comme si Thomas disait qu'il y a quelque chose dans la nature de naturellement non naturel, comme si la nature jouait naturellement contre elle-même. La fatigue est naturelle, mais du point de vue de ce que doit être le mouvement musculaire d'un individu dans son état de pleine forme, elle représente quelque chose qui s'oppose à la nature, de la même manière qu'un appétit qui ne trouve pas son terme quitte d'une certaine manière l'ordre naturel des choses.
Du côté de la joie, nous admettons qu'elle nous donne une grande force pour agir, contrairement à la tristesse qui n'est pas amie de l'action.
Analogiquement, on parlera donc d'un appétit fatigué. On dira que la tristesse produit les mêmes effets dans la dimension appétitive de notre être que la fatigue physique dans le corps : l'arrêt ou la diminution du mouvement. Comme la fatigue empêche l'exercice physique, la tristesse empêche la re-mise en mouvement vers un bien extérieur à atteindre.
Thomas termine en disant que cette fatigue de l'appétit pourrait aussi se comprendre par le terme de "maladie", la tristesse serait ainsi une maladie de l'appétit.
Après avoir dit ce qu'elle était (ce que nous ressentons en l'absence du bien), Thomas se livre ici à une forme de description expérimentale, presque psychologique, de la tristesse.