Thomas d'Aquin - La passion amour dans le Commentaire des sentences
(Passage livré ici in extenso plus pour analyse que par volonté de citer.)
L’amour se trouve-t-il seulement dans le concupiscible ? |
Utrum amor sit tantum in concupiscibili |
Tout ce qui découle d’une fin doit d’une certaine manière avoir été déterminé à cette fin, autrement cela ne parviendrait pas à cette fin plutôt qu’à une autre. Or, cette détermination doit provenir de l’intention de la fin, et non seulement de la nature qui tend vers cette fin, car alors tout serait hasard, comme l’ont affirmé certains philosophes. |
[11100] Respondeo dicendum, quod omne quod sequitur aliquem finem, oportet quod fuerit aliquo modo determinatum ad illum finem: alias non magis in hunc finem quam in alium perveniret. Illa autem determinatio oportet quod proveniat ex intentione finis, non solum ex natura tendente in finem: quia sic omnia essent casu, ut quidam philosophi posuerunt. |
Or, avoir l’intention d’une fin est impossible à moins que la fin ne soit connue sous la raison de fin, ainsi que la proportion de ce qui est ordonné à la fin vers la fin même. Or, celui qui connaît la fin et ce qui est ordonné à la fin ne dirige pas seulement lui-même vers la fin, mais aussi d’autres choses, comme l’archer lance la flèche vers la cible. Ainsi donc, quelque chose tend de deux manières vers la fin. | Intendere autem finem impossibile est, nisi cognoscatur finis sub ratione finis, et proportio eorum quae sunt ad finem in finem ipsum. Cognoscens autem finem et ea quae sunt ad finem, non solum seipsum in finem dirigit, sed etiam alia, sicut sagittator emittit sagittam ad signum. Sic ergo dupliciter aliquid tendit in finem. |
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De sorte que nous trouvons deux appétits :
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Et secundum hoc invenimus duos appetitus:
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Entre ces deux appétits, il existe un qui est intermédiaire : il vient de la connaissance de la fin sans que la raison de fin ne soit connue, ni proportion à la fin elle-même de ce qui est ordonné à la fin : c’est l’appétit sensible. | et inter hos duos appetitus est unus medius, qui procedit ex cognitione finis sine hoc quod cognoscatur ratio finis et proportio ejus quod est ad finem, in finem ipsum; et iste est appetitus sensitivus. |
Ces deux appétits se trouvent seulement dans la nature vivante et connaissante. Or, tout ce qui est propre à la nature du vivant doit se ramener à une puissance de l’âme chez ceux qui ont une âme; aussi est-il nécessaire qu’existe une puissance de l’âme à qui il appartient de désirer, par opposition à celle à laquelle il appartient de connaître, de la même manière que les substances séparées se divisent en intellect et volonté, comme le disent les philosophes. |
Et hujusmodi duo appetitus inveniuntur tantum in natura vivente et cognoscente. Omne autem quod est proprium naturae viventis, oportet quod ad aliquam potentiam animae reducatur in habentibus animam; et ideo oportet unam potentiam animae esse cujus sit appetere, condivisam contra eam cujus est cognoscere, sicut etiam substantiae separatae dividuntur in intellectum et voluntatem, ut dicunt philosophi. |
Ainsi donc, il ressort que l’appétit naturel et l’appétit volontaire diffèrent en ceci que l’inclination de l’appétit naturel vient d’un principe extrinsèque : c’est pourquoi il n’a pas de liberté, car est libre ce qui est cause de soi. Mais l’inclination de l’appétit volontaire se trouve à l’intérieur de celui-là même qui veut : la volonté possède donc la liberté. |
Sic ergo patet quod in hoc differt appetitus naturalis et voluntarius, quod inclinatio naturalis appetitus est ex principio extrinseco; et ideo non habet libertatem, quia liberum est quod est sui causa: inclinatio autem voluntarii appetitus est in ipso volente; et ideo habet voluntas libertatem. |
Mais l’inclination de l’appétit sensible vient en partie de celui qui désire, pour autant qu’il découle de la perception de ce qui est désirable. Aussi Augustin dit-il que « les animaux sont mus par ce qui est vu », en partie par l’objet, dans la mesure où la connaissance de l’ordre à la fin leur fait défaut. C’est pourquoi il faut que ce qui leur convient leur soit assuré par un autre qui connaît la fin. Or, tout ce qui vient de Dieu reçoit une certaine nature par laquelle il est ordonné à sa fin ultime. Il faut donc que, dans toutes les créatures qui ont une fin, se trouve aussi dans la volonté elle-même un appétit naturel par rapport à la fin ultime. C’est ainsi que l’homme veut par appétit naturel la béatitude et ce qui concerne la nature de la volonté. |
Sed inclinatio appetitus sensitivi partim est ab appetente, inquantum sequitur apprehensionem appetibilis; unde dicit Augustinus, quod animalia moventur visis: partim ab objecto, inquantum deest cognitio ordinis in finem: et ideo oportet quod ab alio cognoscente finem, expedientia eis provideantur. Et propter hoc non omnino habent libertatem, sed participant aliquid libertatis. Omne autem quod est a Deo, accipit aliquam naturam qua in finem suum ultimum ordinetur. Unde oportet in omnibus creaturis habentibus aliquem finem inveniri appetitum naturalem etiam in ipsa voluntate respectu ultimi finis; unde naturali appetitu vult homo beatitudinem, et ea quae ad naturam voluntatis spectant. |
Il faut donc dire qu’un appétit naturel est inhérent à toutes les puissances de l’âme et à toutes les parties du corps par rapport à leur propre bien ; | Sic ergo dicendum est, quod naturalis appetitus inest omnibus potentiis animae et partibus corporis respectu proprii boni; |
mais l’appétit animal, qui porte sur un bien déterminé, pour lequel l’inclination de la nature ne suffit pas, relève d’une puissance déterminée,
De là vient
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sed appetitus animalis, qui est boni determinati, ad quod non sufficit naturae inclinatio, est alicujus determinatae potentiae,
Et inde est quod
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Cela est dit de manière similaire de l’amour, qui est l'achèvement du mouvement appétitif, car
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Et similiter dicendum est de amore, qui est terminatio appetitivi motus: quia
(Super Sent., lib. 3 d. 27 q. 1 a. 2 co.) |
Tout cela est très subtile, il faut bien décanter ce qui est dit.
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1. Passage très intéressant dans lequel Thomas montre qu'il y a chez l'être dotée de volonté un jeu entre
- la détermination naturelle à être entraîné par son objet (car l'appétit sensible ou volontaire sont avant cela des appétits naturels bien qu'ils ne soient pas seulement cela),
- et la détermination que le sujet se donne à lui-même par sa volonté tout en reconnaissant que la puissance volontaire, comme toute puissance de l'âme, possède une inclination naturelle.
Les deux cohabitent dans l'être volontaire, il s'agira de voir ensuite comment ordonner.
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2. Thomas force ici le langage (il le précise : ''ut ita dicam") pour dire que l'amour animal (distingué ici de l'amour naturel qui est en lui-même pure détermination - la pierre lachée tombe naturellement sans qu'on puisse y faire quoi que ce soit si elle n'es pas empêchée) est relatif en plus de sa détermination naturelle à une certaine puissance déterminée :
- soit que la puissance elle-même se détermine (la volonté termine l'acte appétitif volontaire)
- soit que l'objet détermine la puissance (l'objet détermine l'acte appétitif sensitif).
Le plan sensible s'ajoute au plan naturel (chez l'animal), comme le plan "intellectuel" s'ajoute aux plans sensible et naturel (chez l'homme).
Passions, Amour naturel, Amour animal, Amour volontaire, Amour sensitif
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