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Thomas d'Aquin - La fatigue des opérations corporelles empêchent le plaisir de la contemplation de les perfectionner - I-II.q33a2

Les délectations du corps, par leur augmentation ou leur seule continuité, super-excèdent la disposition naturelle et engendrent le dégoût (fastidiosae), comme on le voit pour la délectation de manger. C'est pourquoi, lorsqu'on est parvenu à la perfection dans les plaisirs corporels, ils nous dégoûtent et, parfois, on a l'appétit de quelques autres [délectations].

Mais les déléctations spirituelles ne super-excèdent jamais la disposition naturelle (naturalem habitudinem) ; mais ils perfectionnent la nature. Aussi, lorsqu'on parvient à l'accomplisement en eux, c'est alors qu'ils sont le plus agréables (delectabiles) ; sauf peut-être par accident, du fait qu'à l'activité contemplative sont unies (adiunguntur) quelques opérations des puissances corporelles qui sont fatiguées (lassantur) par la prolongation de leur activité.

(Somme, Ia-IIae, q33a2)

Delectationes enim corporales, quia augmentatae, vel etiam continuatae, faciunt superexcrescentiam naturalis habitudinis, efficiuntur fastidiosae; ut patet in delectatione ciborum. Et propter hoc, quando aliquis iam pervenit ad perfectum in delectationibus corporalibus, fastidit eas, et quandoque appetit aliquas alias.

Sed delectationes spirituales non superexcrescunt naturalem habitudinem, sed perficiunt naturam. Unde cum pervenitur ad consummationem in ipsis, tunc sunt magis delectabiles, nisi forte per accidens, inquantum operationi contemplativae adiunguntur aliquae operationes virtutum corporalium, quae per assiduitatem operandi lassantur.

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1. Que les biens et les plaisirs corporels soient dans la nécessité naturelle de se limiter à une certaine mesure pour rester des biens et des plaisirs est également abordé en I-II.q32a7.

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Thomas d'Aquin - DeVer.q26a9ad7 - L'intellect peut "percevoir" la raison ou comme simplement nature ou comme proprement raison

La distinction par laquelle est distinguée raison comme raison et raison comme nature peut être intelligée (intelligi) de deux manières. [= intelligi, "être compris" ne rend pas l'acte simple de l'intellect lorsqu'il une chose est par lui intelligée, mieux vaudrait traduire par "être saisie" ou "être touchée", ~ le tugein d'Aristote. Concrètement, "comprendre" fait davantage référence à l'expérience du raisonnement.]

[A. Première manière de distinguer - du point de vue de l'être]

De la première manière,

  1. la raison « comme nature » est dîte raison
    • selon qu’elle est la nature de la créature rationnelle,
      • c’est‑à‑dire que, fondée dans l’essence de l’âme, elle donne au corps l’être naturel (esse naturale) ; [= ~ une chose est ce qu'elle est par sa partie la meilleure, mais cette partie est liée indirectement à des éléments qui ne lui sont pas propres du fait qu'elle appartient à un être qui ne réduit pas à elle]
  2. mais on parle de la raison « comme raison »
    • selon ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison,
      • et cela est son acte, parceque les puissances se définissent par les actes.

Ainsi, parce que la douleur

  • n’est pas dans la raison supérieure en tant qu’elle se rapporte à son objet par son acte propre
  • mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme,

on dit que la raison supérieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison.

(Et il en va de même pour la vue, qui est fondée sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure (laesionem) de deux façons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est émoussée par une lumière très forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondée dans le toucher, comme lorsque l’œil est piqué ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance (passio) de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.)

Distinctio illa qua distinguitur ratio ut ratio, et ratio ut natura, dupliciter potest intelligi.

 

[A.]

Uno modo ita quod

  1. ratio ut natura dicatur ratio
    • secundum quod est naturae creaturae rationalis,
    • prout scilicet fundata in essentia animae dat esse naturale corpori :
  2. ratio vero ut ratio dicatur
    • secundum id quod est proprium rationis in quantum est ratio ;
    • et hoc est actus eius, quia potentiae definiuntur per actus.

 

Quia igitur dolor

  • non est in superiori ratione prout secundum actum proprium comparatur ad obiectum,
  • sed secundum quod in essentia animae radicatur ;

ideo dicitur quod superior ratio patiebatur dolorem ut natura, non autem ut ratio.

Et est simile de visu qui fundatur super tactum, in quantum organum visus est organum tactus. Unde dupliciter visus potest pati laesionem : uno modo per actum proprium, sicut cum ab excellenti luce visio obtunditur : et haec est passio visus ut visus ; alio modo prout fundatur in tactu, ut cum oculus pungitur, vel aliquo calore dissolvitur : et hoc non est passio visus ut est visus, sed ut est quidam tactus.

[B. Première manière de distinguer - du point de vue de la connaissance et de l'appétit]

D'une autre manière peut être intelligée (intelligi) la distinction susdite, ainsi nous disons que la raison comprise (intelligi),

  • comme nature
    • selon que la raison se rapporte à ce que naturellement elle 
        • connaît
        • ou appète [= désire spirituellement, i.e : veut] ;
  • comme raison
    • selon que, par une certaine confrontation, elle est ordonnée à quelque chose (aliquid)
          • à connaître 
          • ou à appéter [= désirer],
        • attendu que le propre de la raison est de confronter.

Or il est certaines [choses] qui,

  • selon qu'elles sont considérées en elles-mêmes, sont à éviter,
  • mais appétées [désirées] selon qu'elles sont ordonnées à autre chose :

par exemple, la faim et la soif, considérées en elles-mêmes, sont à éviter, mais, si on les considère comme utiles au salut de l’âme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se réjouit à leur sujet, au lieu que la raison comme nature s’attriste à cause d’elles. De même, la passion corporelle du Christ considérée en soi était à éviter : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas (nolebat) ; mais en tant qu’elle était ordonnée au salut du genre humain, alors elle était bonne et objet d’appétit (appetibilis) ; et ainsi, la raison comme raison la voulait (volebat) et en retirait une joie.

(DeVer.q26a9ad7)

[B.]

Alio modo potest intelligi praedicta distinctio, ut dicamus

  • rationem ut naturam intelligi
    • secundum quod ratio comparatur ad ea quae naturaliter
      • cognoscit
      • vel appetit ;
  • rationem vero ut rationem,
    • secundum quod per quamdam collationem ordinatur ad aliquid
        • cognoscendum
        • vel appetendum,
      • eo quod rationis est proprium conferre.

Sunt enim quaedam quae

  • secundum se considerata sunt fugienda,
  • appetuntur vero secundum ordinem ad aliud :

sicut fames et sitis secundum se considerata sunt fugienda ; prout autem considerantur ut utilia ad salutem animae vel corporis, sic appetuntur. Et sic ratio ut ratio de eis gaudet, ratio vero ut natura de eis tristatur. Ita etiam passio corporalis Christi in se considerata fugienda erat : unde ratio ut natura de ea contristabatur et eam nolebat ; prout vero ordinabatur ad salutem humani generis, sic bona erat et appetibilis ; et sic ratio ut ratio eam volebat, et inde gaudebat.

 


 

1. -- Dans la 2ème manière de distinguer on met la raison face à son objet ou en disant comparatur ou en disantordinatur. Voir ce que cela implique : 

Raison comme nature
(point de vue immédiat, matériel)

Raison comme raison
(point de vue de la fin)

comparatur ordinatur
naturellement per collationem
la raison s'attriste de la faim et de la soif, car avoir faim ou soif n'est pas agréable la raison se réjouit de la faim et de la soif, car la faim et la soif sont ordonnées à me nourrir, sans quoi je mourrais
   

 

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Thomas d'Aquin - I-II.q26a2 - La passion amour est circulaire, de même que l'amour volontaire (spirituel)

AVERTISSEMENT important à propos de cette traduction :

- La traducteur initial a constamment traduit appetibile par objet du "désir" ou "désirable", ce qui est très dommageable pour la compréhension car alors on ne distingue plus entre appétit et désir. En effet, le bien exerçant son influence sur l'appétit donne un fruit qu'est l'amour, cet amour se manifeste alors comme désir. Ainsi, une bonne traduction de ce passage permet de comprendre, dans ce texte, l'unique usage du mot désir.

  • Bien + appétit --> amour-affectif --> amour-désir --> amour effectif.

Nous avons traduit dans un premier temps par "objet de l'appétit", puis nous nous sommes décidés à traduire simplement "appétible" car il est assez rapide de s'adapter à ce mot qui n'existe pas immédiatement dans la langue française. 

 

La passion est l’effet de la cause agente dans le patient. Respondeo dicendum quod passio est effectus agentis in patiente.

------- [Dans le monde physique] -------

Or un agent naturel produit (inducit) un double effet dans le patient : 

  • premièrement, il lui donne une forme ;
  • deuxièmement, il lui donne le mouvement consécutif à cette forme,

comme ce qui génère [= ce qui est à la source --> litt. : le générant : = le générateur] donne au corps

C’est ainsi que la cause génératrice donne au corps engendré

  • la pesanteur,
  • et le mouvement que celle-ci entraîne.

Cette pesanteur elle-même, principe du mouvement vers le lieu connaturel, peut être appelée d’une certaine manière (quodammodo) amour naturel.

Agens autem naturale duplicem effectum inducit in patiens,

  • nam primo quidem dat formam,
  • secundo autem dat motum consequentem formam;

sicut generans dat corpori

  • gravitatem,
  • et motum consequentem ipsam.

Et ipsa gravitas, quae est principium motus ad locum connaturalem propter gravitatem, potest quodammodo dici amor naturalis.

------- [Dans le monde des passions] -------

De la même façon, l’appétible (appetibile) donne à l’appétit,

  • d’abord une certaine adaptation (coaptationem) envers lui, qui consiste à se complaire (complacentia) dans l'appétible (appetibilis), [= amour affectif]
  • et d’où procède le mouvement vers cet appétible (appetibile). [= amour-désir ou amour-concupiscant]

Car « le mouvement de l’appétit est circulaire », comme il est dit dans le De Anima d'Aristote :

  • l'appétible (appetibile) meut l’appétit, en se formant en quelque sorte dans son intention, [= amour affectif, actuation de l'appétit]
  • et l’appétit tend vers l'appétible (appetibile) [= amour-désir]
  • pour que s'ensuive [de l'atteindre] réellement ; [= amour effectif]

ainsi le mouvement se finit là où il avait son principe.

  • Le premier changement intérieur de l’appétit (immutatio appetitus) par l'appétible (appetibili) est appelée amour, ce qui n’est rien d’autre que la complaisance dans l'appétible ;
  • de cette complaisance suit le mouvement vers l’appétible, qui est désir,
  • et enfin le repos, qui est joie.

Sic etiam ipsum appetibile dat appetitui,

  • primo quidem, quandam coaptationem ad ipsum, quae est complacentia appetibilis;
  • ex qua sequitur motus ad appetibile.

Nam appetitivus motus circulo agitur, ut dicitur in III de anima,

  • appetibile enim movet appetitum, faciens se quodammodo in eius intentione;
  • et appetitus tendit in appetibile
  • realiter consequendum,

ut sit ibi finis motus, ubi fuit principium.

  • Prima ergo immutatio appetitus ab appetibili vocatur amor, qui nihil est aliud quam complacentia appetibilis;
  • et ex hac complacentia sequitur motus in appetibile, qui est desiderium;
  • et ultimo quies, quae est gaudium.
Ainsi donc, puisque l’amour consiste dans une certaine modification de l’appétit sous l’influence de l'appétible, il est évident que c’est une passion ; au sens propre, selon qu’il se trouve dans le concupiscible ; dans un sens plus général, et par extension du mot (extenso nomine), en tant qu’il est dans la volonté. (Somme, I, q. 26, a. 2, c.) Sic ergo, cum amor consistat in quadam immutatione appetitus ab appetibili, manifestum est quod amor et passio, proprie quidem, secundum quod est in concupiscibili; communiter autem, et extenso nomine, secundum quod est in voluntate.

BEAUCOUP de vocabulaire à méditer, il faut revenir dessus souvent. Il semble que cet article écrit par Thomas soit le fruit d'une longue expérience/réflexion. C'est très concentré, il faut "hydrater" ce qui est écrit pour en voir toute l'ampleur.

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1. -- appetibile enim movet appetitum, faciens se quodammodo in eius intentione : faciens sea été traduit par s’imprimant dans d'autres traductions. On aurait pu aussi traduire littéralemnt : "en se faisant".

2. -- BIEN NOTER que le couple désir/joie au plan spirituel répond au couple concupiscence/plaisir au plan sensible.

3. -- L'amour-complaisance est l'amour affectif qui, tout en restant affectif, se mue en amour effectif... voir l'explication donnée ici.

4. -- Le mode circulaire du mouvement dans l'amour sensible se retrouve dans l'amour volontaire (voir derniers mots).

5. -- Bien voir le passage de l'intention à la possession réelle du bien extérieur.

6. -- La forme intentionnelle du bien "se fait" (faciens se), il y a une fabrication, il a une assimilation qui crée une forme, le bien se fait une présence intentionnelle dans l'âme de celui à qui est apportée la connaissance de ce bien.

7. -- Voir la succession des mots intentione et tendit. On frappe d'abord la capacité d'intentioner puis on tend. Le mot appétit lui-même ayant pour origine le fait de tendre.

8. -- Intéressante analogie implicite entre pesanteur et appétit. Il y a qqch en nous dont le poids nous emporte vers un certain lieu.

9. -- Le terme "appétit" est utilisé sur le plan de la volonté par extension (extenso nomine), son origine provient du plan du concupiscible (au sens neutre moralement) où il a son application première.

 

 

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Thomas d'Aquin - I-II.q27a1ad3 - Le beau est identique au bien

Le beau est identique au bien ; seule la raison diffèrre1(sola ratione differens)

Le bien étant ce que « tous appètent [= désirent] »,

  • il [relève] à la ratio boni que d'être un repos pour l'appétit, 
  • tandis qu’il relève de la ratio pulchri que d'être un repos pour l'appétit quant à sa vue ou quant à sa connaissance [= la vue et la connaissance du bien].

C’est pourquoi les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l’ouïe mises entièrement au service (deservientes) de la raison ; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles musiques. Les objets des autres sens n’évoquent pas l’idée de beauté : nous ne disons pas belles les saveurs ou belles les odeurs.

Cela montre bien que le beau ajoute (addit) au bien un certain ordre à la puissance connaissante ; 

  • le bien est alors dit ce qui complaît (complacet) à l’appétit "purement et simplement" (simpliciter) ;
  • et le beau est dit ce qui plaît (placet) à l'appréhension

(Somme, I-II.q27a1ad3)

Pulchrum est idem bono, sola ratione differens. Cum enim bonum sit quod omnia appetunt, 

  • de ratione boni est quod in eo quietetur appetitus,
  • sed ad rationem pulchri pertinet quod in eius aspectu seu cognitione quietetur appetitus.

Unde et illi sensus praecipue respiciunt pulchrum, qui maxime cognoscitivi sunt, scilicet visus et auditus rationi deservientes, dicimus enim pulchra visibilia et pulchros sonos. In sensibilibus autem aliorum sensuum, non utimur nomine pulchritudinis, non enim dicimus pulchros sapores aut odores.

Et sic patet quod pulchrum addit supra bonum, quendam ordinem ad vim cognoscitivam,

  • ita quod bonum dicatur id quod simpliciter complacet appetitui;
  • pulchrum autem dicatur id cuius ipsa apprehensio placet.

1 Au lieu de : « leur seule différence procède d’une vue de la raison ».

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1. -- A noter cette question de vocabulaire chez Thomas : le bien complaît à l'appétit, le beau plaît à l'appréhension. On voit ailleurs que la complaisance est au niveau de l'amour affectif, c'est à dire le tout premier moment de l'amour. A distinguer du terme quand l'amour devient effectif.

2. -- Le bien est donc davantage objet de l'appétit (sensible - vue - ; ou spirituel - connaissance -) ; le beau, davantage objet de l'appréhension, c'est à dire de l'intellect, de l'intelligence.

3. -- Il y a donc dans le bien une dimension qui satisfait, qui vonvient, à la connaissance. Lorsqu'il s'agit d'un acte moralement mauvais, c'est cependant sous un aspect secondairement bon que l'intelligence y trouvera quelque chose de beau. Chez Arsène Lupin, rompu à l'art du vol, son vol pourra être trouvé beau dans l'exercice, dans la réalisation de son vol, pas quant au vol lui-même. C'est ce en quoi le vol comporte une part de bien qu'on trouvera le vol beau.

4. -- On se rappelle qu'il y a trois dimensions du bien dans la ratio boni, reprises d'Augustin, l'espèce, l'ordre, le mode. Ici Thomas évoque une dimension d'ordre qui établit une relation entre le bien et la puissance connaissante.

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Thomas d'Aquin - I-II.q37a2 - La tristesse est un poids qui peut à ce point atterrer qu'elle peut aller jusqu'à l'inertie totale (stupidus)

  • La métaphore de la pesanteur qui immobilise le corps physique au sol

Les effets des passions de l’âme sont parfois nommées métaphoriquement, selon une similitude avec les corps sensibles, en cela que les mouvements de l’appétit animal sont similaires (similes) aux inclinations de l’appétit naturel [= celui existant même dans les objets physiques].

Et sur ce mode

  • la ferveur (fervor) est attribuée à l’amour,
  • la dilatation (dilatatio) au plaisir,
  • et l’appesentissement (aggravatio) à la tristesse.

On dit en effet qu’un homme est appesanti (aggravari) lorsqu’un poids empêche son mouvement propre.

[Avec le poids croissant de la tristesse, augmente l'impossibilité d'échapper à l'inertie]

Or il est manifeste, d’après ce qui a été dit précédement, que la tristesse arrive à partir d’un mal présent. Celui-ci, de ce fait même qu’il répugne au mouvement de la volonté, appesentit l'âme (aggravat animum), en tant qu'il l'empêche d'avoir la fruition (fruatur)[= jouir] de ce qu’elle veut.

S'il n'y a pas une telle force (vis) de tristesse qu'elle ôte l'espoir d'échapper (spem evadendi)

  • bien que l’âme soit appesentie par cela que, présentement, elle ne peut obtenir (potitur) ce qu’elle veut ;
  • il reste cependant un mouvement pour repousser la [chose] nocive qui l’attriste.

Mais si la force (vis) du mal super-accroît (superexcrescat) à un point tel qu'il exclut l'espoir d’y échapper (spem evasionis excludat),

  • alors, même le mouvement intérieur (interior motus) de l’âme angoissée (animi angustiatilitt. : rétrécie) est absolument empêché (simpliciter impeditur),
  • ainsi il ne peut se détourner ni d'un côté ni de l'autre.

Et parfois est empêché le mouvement extérieur du corps (exterior motus corporis), de telle sorte que l'homme reste figé en lui-même (stupidus in seipso).

(Somme, I-II.q37a2)

Effectus passionum animae quandoque metaphorice nominantur, secundum similitudinem sensibilium corporum, eo quod motus appetitus animalis sunt similes inclinationibus appetitus naturalis.

Et per hunc modum

  • fervor attribuitur amori,
  • dilatatio delectationi,
  • et aggravatio tristitiae.

Dicitur enim homo aggravari, ex eo quod aliquo pondere impeditur a proprio motu.

[ ]

Manifestum est autem ex praedictis quod tristitia contingit ex aliquo malo praesenti. Quod quidem, ex hoc ipso quod repugnat motui voluntatis, aggravat animum, inquantum impedit ipsum ne fruatur eo quod vult.

Et si quidem non sit tanta vis mali contristantis ut auferat spem evadendi,

  • licet animus aggravetur quantum ad hoc, quod in praesenti non potitur eo quod vult;
  • remanet tamen motus ad repellendum nocivum contristans.

Si vero superexcrescat vis mali intantum ut spem evasionis excludat,

  • tunc simpliciter impeditur etiam interior motus animi angustiati,
  • ut neque hac neque illac divertere valeat.

Et quandoque etiam impeditur exterior motus corporis, ita quod remaneat homo stupidus in seipso.

 


1. -- On notera l'extraordinaire précision de cette analyse qui n'a rien perdue de sa justesse, bien au contraire.

2. -- C'est ainsi que dans le langage courant on dit être atterré par telle nouvelle ou par telle situation, on est semblable à la pierre ramenée au sol.

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Thomas d'Aquin - I.q59a4ad2 - Ce que sont l'amour et la joie au plan spirituel (et non au plan du sensible, commun avec les animaux)

L'amour et la joie,

  • selon qu'elles sont des passions, sont dans le concupiscible ;
  • mais selon qu'ils nomment un acte simple de la volonté, il sont alors dans la partie intellective [= spirituelle] ;

ainsi

  • aimer, c'est vouloir le bien à quelqu'un,
  • et être en joie, c'est le repos de la volonté en un certain bien possédé.

(Somme,I.q59a4ad2)

Amor et gaudium,

  • secundum quod sunt passiones, sunt in concupiscibili,
  • sed secundum quod nominant simplicem voluntatis actum, sic sunt in intellectiva parte;

prout

  • amare est velle bonum alicui,
  • et gaudere est quiescere voluntatem in aliquo bono habito.

 


1. -- Dans le traité des passions, la joie sera plus précisément vue comme le plaisir spirituel ; tandis que la plaisir proprement dit sera plutôt réeservé au plan sensible. Thomas, même s'il est habituellement d'une grande précision quant à l'utilisation des termes, montre qu'il est possible d'utiliser le vocabulaire du monde sensible sur le plan spirituel et vis versa. Thomas expliquera par exemple que le mot concupiscible, par extension, peut être utilisé au niveau spirituel.

2. -- "amare est velle bonum alicui" : attention à ne pas traduire "vouloir du bien", ici on ne cherche pas à "se faire du bien" l'un envers lautre, on veut bien plus profondément que l'autre atteigne le bien, son bien, on fait tout pour que l'autre puisse l'atteindre, quitte à ce que ce bien soit envers lui le don de nous-même dans l'amitié, la charité (sans que cela s'y restreigne). Dans une réflexion voisine, on encouragera à ne pas traduire benevolentia par bienveillance, mais par un mot qu'il aurait fallu reproduire en français par quelque chose comme "bienvoulance", il s'agit de vouloir le bien pour l'autre. Avec le terme bienveillance, on est loin du compte.

 

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