Mais l'amant est aussi dit être dans l'aimé selon l'appréhension, dans la mesure où l'amant ne se contente pas de l'appréhension superficielle de l'aimé, mais s'efforce d'enquêter avec soin sur les détails qui relève profondément (intrinsecus) de l'aimé, et entre ainsi dans son intérieur. (Somme, Ia-IIae, q. 28, a. 2, c.)
Amans vero dicitur esse in amato secundum apprehensionem inquantum amans non est contentus superficiali apprehensione amati, sed nititur singula quae ad amatum pertinent intrinsecus disquirere, et sic ad interiora eius ingreditur.
La similitude est à proprement parler cause de l'amour. Mais il faut remarquer que la similitude peut tendre à une double [acception].
Similitudo, proprie loquendo, est causa amoris. Sed considerandum est quod similitudo inter aliqua potest attendi dupliciter.
D'une première manière du fait que chacun d'eux a en acte une même [réalité], comme deux [choses] ayant la blancheur sont dit similaires.
D'une autre manière du fait que l'un a en acte ce que l'autre a en puissance et [ceci] par une certaine inclination ;
comme lorsque nous disons que un corps lourd existant hors de son lieu a une similtude avec un corps grave qui existe en son lieu.
Ou encore selon que la puissance a une similitude avec l'acte lui-même ; car dans la puissance elle-même existe d'une certaine façon l'acte.
Uno modo, ex hoc quod utrumque habet idem in actu, sicut duo habentes albedinem, dicuntur similes.
Alio modo, ex hoc quod unum habet in potentia et in quadam inclinatione, illud quod aliud habet in actu,
sicut si dicamus quod corpus grave existens extra suum locum, habet similitudinem cum corpore gravi in suo loco existenti.
Vel etiam secundum quod potentia habet similitudinem ad actum ipsum, nam in ipsa potentia quodammodo est actus.
Le premier genre de ressemblance est cause de l'amour d'amitié ou de la volonté de se faire mutuellement du bien (benevolentiae). De ce fait, deux êtres étant similaires, et n'ayant pour ainsi dire qu'une seule forme, ils sont, en quelque manière, un dans cette forme ;
deux hommes ne font qu'un dans l'espèce humaine,
et deux êtres blancs dans la même blancheur.
De sorte que l'affect de l'un tend vers l'autre comme vers un même être que soi, et lui veut le même bien qu'à soi.
Mais le deuxième genre de similitude est cause de l'amour de concupiscence ou de l'amitié utile et délectable. Car tout être en puissance, en tant que tel, a l'appétit de son acte, et, lorsqu'il l'a obtenu, il s'en réjouit, s'il est sensible et doué de connaissance. Or dans l'amour de concupiscence, avons-nous dit, c'est lui-même, à proprement parler, que l'aimant aime, quand il veut ce bien qu'il convoite.
Primus ergo similitudinis modus causat amorem amicitiae, seu benevolentiae. Ex hoc enim quod aliqui duo sunt similes, quasi habentes unam formam, sunt quodammodo unum in forma illa,
sicut duo homines sunt unum in specie humanitatis,
et duo albi in albedine.
Et ideo affectus unius tendit in alterum, sicut in unum sibi; et vult ei bonum sicut et sibi.
Sed secundus modus similitudinis causat amorem concupiscentiae, vel amicitiam utilis seu delectabilis. Quia unicuique existenti in potentia, inquantum huiusmodi, inest appetitus sui actus, et in eius consecutione delectatur, si sit sentiens et cognoscens. Dictum est autem supra quod in amore concupiscentiae amans proprie amat seipsum, cum vult illud bonum quod concupiscit.
Mais chacun s'aime plus que les autres, parce que l'un,
avec soi, est dans la substance [= on ne fait qu'un avec notre propre être],
tandis qu'avec un autre, est dans la similitude de quelque forme.
Et c'est pourquoi si de (ex) ce qui est similaire à lui-même dans la participation de la forme, il est lui-même empêché d'atteindre le bien qu'il aime, [ce qui lui est similaire] lui devient odieux,
non en tant qu'il lui est similaire,
mais en tant qu'il est un empêchement à son propre bien.
Magis autem unusquisque seipsum amat quam alium, quia
sibi unus est in substantia,
alteri vero in similitudine alicuius formae.
Et ideo si ex eo quod est sibi similis in participatione formae, impediatur ipsemet a consecutione boni quod amat; efficitur ei odiosus,
non inquantum est similis,
sed inquantum est proprii boni impeditivus.
Et pour cela
"les potiers se disputent les uns les autres" ; parce qu'ils s'empêchent les uns les autres dans leurs propres profits ;
et "les orgueilleux se querellent" parce qu'ils s'empêchent les uns les autres dans l'excellence propre qu'ils convoitent (concupiscunt).
(Somme, I-II.q27a3)
Et propter hoc
figuli corrixantur ad invicem, quia se invicem impediunt in proprio lucro,
et inter superbos sunt iurgia, quia se invicem impediunt in propria excellentia, quam concupiscunt.
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1.
Quand les deux sont en acte d'une forme similaire --> amour d'amitié.
Quand l'un n'a qu'en puissance ce qu'a l'autre en acte --> amour de concupiscence.
On aime l'aimable en acte, le véritable amour se fait quand l'un aime la bonté en acte de l'autre, c'est pourquoi il y a réciprocité dans l'amitié.
Quand il nous manque quelque chose que l'autre a,
nous ne regardons pas l'autre pour lui-même,
et l'autre n'a pas de raison de nous regarder du tout.
2.
Benevolentiae : la traduction habituelle par bienveilance ne semble pas ici adéquate. Un ami est quelqu'un a qui on veut du bien dit ailleurs Thomas.
3.
Noter la parenthèse métaphysique à partir de laquelle Thomas montre pourquoi, sous un certain aspect, l'amour de soi est plus grand que l'amour des autres. L'unité avec soi est substantielle tandis que l'unité avec l'autre se fait par la qualité.
Inhaesio : traduit tantôt par "existence mutuelle en autrui", tantôt par "inhabitation" ; il s'agit à la fois d'une présence de l'être aimé en soi et d'une présence de soi dans l'être aimé. On a pris le parti de le traduire ici par inhésion, mot maintenant inusité mais fidèle au texte. Voir ici et ici. Pas de solution idéale.
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L'inhésion mutuelle est-elle un effet de l'amour ?
Cet effet d'inhésion mutuelle, peut être compris (intelligi) quant à la puissance appréhensive et quant à la puissance appétitive.
[Quant à de la puissance appétitive]
En effet, quant à de la puissance appétitive, l'aimé est dit dans l'aimant en tant qu'il demeure (immoratur) dans l'appréhension de l'aimant ; selon ces mots de l'Apôtre (Ph 1, 17) : " je vous porte dans mon coeur."
[Quant à de la puissance appréhensive (la connaissance)]
Mais l'aimant est dit dans l'aimé selo l'appréhension en tant qu'il
ne se satisfait pas d'une connaissance superficielle de l'aimé
mais s'efforce
d’examiner en profondeur chaque aspect qui concerne l’aimé,
et ainsi il pénètre à l’intérieur de celui-ci.
C'est le sens de ces mots appliqués à l'Esprit Saint, qui est l'Amour de Dieu: "Il scrute même les profondeurs de Dieu" (1 Co 2, 10).
* * *
Utrum mutua inhaesio sit effectus amoris ?
Iste effectus mutuae inhaesionis potest intelligi et quantum ad vim apprehensivam, et quantum ad vim appetitivam.
[]
Nam quantum ad vim apprehensivam amatum dicitur esse in amante, inquantum amatum immoratur in apprehensione amantis; secundum illud Philipp. I, eo quod habeam vos in corde.
[]
Amans vero dicitur esse in amato secundum apprehensionem inquantum amans
non est contentus superficiali apprehensione amati,
sed nititur
singula quae ad amatum pertinent intrinsecus disquirere,
et sic ad interiora eius ingreditur.
Sicut de spiritu sancto, qui est amor Dei, dicitur, I ad Cor. II, quod scrutatur etiam profunda Dei.
* * *
[1. L'aimé est dans l'aimant]
Mais quant à la puissance appétitive, l'aimé est dit dans l'aimant en tant qu'il est par une certaine complaisance dans son affect [~ son coeur],
si bien qu'il se délecte de l'aimé ou de ses biens, quand ils sont présents ;
s'ils sont absents, son désir se porte
vers l'aimé lui-même par l'amour de concupiscence,
ou vers les biens qu'il lui veut par l'amour d'amitié.
Et
ce n'est pas en raison de quelque cause d'extrinsèque, comme
lorsqu'on désire une chose à cause d'une autre,
ou que l'on veut du bien à quelqu'un en vue d'autre chose,
mais à cause de la complaisance pour l'aimé la plus intérieurement enracinée (interius radicatam). C'est pour cela que l'amour est dit ce qui est le plus au-dedans (intimus) et que l'on parle des "entrailles de la charité".
* * *
Sed quantum ad vim appetitivam, amatum dicitur esse in amante, prout est per quandam complacentiam in eius affectu,
ut vel delectetur in eo, aut in bonis eius, apud praesentiam;
vel in absentia, per desiderium tendat
in ipsum amatum per amorem concupiscentiae;
vel in bona quae vult amato, per amorem amicitiae;
non quidem ex aliqua extrinseca causa, sicut
cum aliquis desiderat aliquid propter alterum,
vel cum aliquis vult bonum alteri propter aliquid aliud;
sed propter complacentiam amati interius radicatam. Unde et amor dicitur intimus; et dicuntur viscera caritatis.
* * *
[2. L'aimant est dans l'aimé]
Réciproquement, l'aimant est dans l'aimé, mais différemment selon qu'il y a amour de concupiscence ou amour d'amitié.
En effet, l'amour de concupiscence
ne se repose dans aucune possession ou jouissance extérieure et superficielle de l'aimé,
mais cherche à le posséder parfaitement et à le joindre, pour ainsi dire, en son plus intime.
Dans l'amour d'amitié, au contraire, l'aimant est dans l'aimé en ce sens qu'il considère les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne propre, de sorte que lui-même, en son ami, semble
pâtir les biens et les maux
et être affecté des biens et des maux.
C'est pour cela que, d'après Aristote, il est propre aux amis
de "vouloir les mêmes choses,
et de s'attrister et de se réjouir dans les mêmes choses".
*
E converso autem amans est in amato aliter quidem per amorem concupiscentiae, aliter per amorem amicitiae.
Amor namque concupiscentiae
non requiescit in quacumque extrinseca aut superficiali adeptione vel fruitione amati,
sed quaerit amatum perfecte habere, quasi ad intima illius perveniens.
In amore vero amicitiae, amans est in amato, inquantum reputat bona vel mala amici sicut sua, et voluntatem amici sicut suam, ut quasi ipse in suo amico videatur
bona vel mala pati,
et affici.
Et propter hoc, proprium est amicorum
eadem velle,
et in eodem tristari et gaudere
secundum philosophum, in IX Ethic. et in II Rhetoric.
*
Ainsi donc,
en tant qu'il considère comme sien ce qui est à son ami, l'aimant semble exister en celui qu'il aime et être comme identifié à lui.
Au contraire, en tant qu'il veut et agit pour son ami comme (sicut) pour soi-même, le considérant comme (quasi) un (idem) avec soi, c'est l'aimé qui est dans l'aimant.
* * *
Ut sic,
inquantum quae sunt amici aestimat sua, amans videatur esse in amato, quasi idem factus amato.
Inquantum autem e converso vult et agit propter amicum sicut propter seipsum, quasi reputans amicum idem sibi, sic amatum est in amante.
* * *
[3ème manière]
Il y a une troisième manière d'entendre cette mutuelle inhésion par l'amour d'amitié, c'est celle de l'amour qui répond à l'amour, en tant que
mutuellement les amis s'aiment (mutuo),
et l'un à l'autre (invicem)
se veulent (volunt) de bonnes choses
et font (operantur) de bonnes choses.
(Somme, I-II.q28a2)
Potest autem et tertio modo mutua inhaesio intelligi in amore amicitiae, secundum viam redamationis, inquantum
1. Dominus : il serait plus aisé pour la compréhension de traduire "maître", mais le mot seigneur a plus d'ampleur et invite moins à une compréhension stoïcienne de "maîtrise de soi". Le seigneur respecte ce sur quoi il a autorité (voir l'expression "être grand seigneur").
2. Complacentiam : de complaceo, "plaire en même temps, concurremment" (Gaffiot). Que signififie le préfixe "com" dans le mot complaisance ? A quoi se rapporte le "en-même temps" ? Pourquoi dit-on se complaire dans l'ami en tant qu'il affecte notre appétit plutôt que se plaire en l'ami en tant qu'il affecte notre appétit ? Se complaire en quelque chose, se plaire en quelque chose, quelle différence ?
"Le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante (vim cognoscitivam) ;
le bien est alors dit ce qui complaît (complacet) à l’appétit "purement et simplement" (simpliciter) ;
et le beau est dit ce qui plaît (placet) à l'appréhension"
Premier élément de réponse : on doit pouvoir dire que l'amour affectif est source de complaisance alors que l'amour effectif est source de plaisir/joie. La complaisance serait alors le plaisir intentionnel, la chose nous a affecté et nous aimons ce en quoi elle nous affecte et cela à pour effet une complaisance. Nous aimons la chose ou la personne aimée en tant qu'elle réside en nous, en tant qu'elle a donné lieu à une modification (affect-ion) en nous, et nous aimons cette modification. La chose a fait quelque chose en nous (adficio --> ad-facio, d'où vient le mot affection). Cette chose qui s'est faite en nous, l'affect, est liée à la chose qui affecte, le lien n'est pas rompu, mais l'affect est dans le ressenti de la chose aimée.
C'est pour cette raison que la complaisance, dans la signification dans laquelle elle nous est parvenue, comporte un aspect péjoratif en cela qu'elle porte en elle une possibilité d'en rester à ce "ressenti" en relativisant la chose qui est à la source de ce sentir intérieur. C'est pourquoi un véritable amour n'en reste pas au stade affectif mais naturellement se porte par le désir au bien réel, à la chose aimée en tant qu'elle existe indépendamment de moi et que je veux rejoindre réellement.
Et lorsque la chose aimée ou la personne aimée est aimée dans sa réalité, alors il y a plaisir/joie. On ajoute alors à l'unité intérieure dans laquelle l'aimé est en soi, une unité qui découle d'une sortie de nous-même pour demeurer en l'autre, l'autre réel. L'autre réel continuant de nous toucher intérieurement, mais en raison même de ce toucher intérieur nous projette vers lui pour y demeurer, d'où le mot d'Aristote rapporté par Thomas : l'amour est circulaire. L'analyse de Thomas est d'un très grand réalisme, car c'est en effet de cette manière que nous expérimentons et que nous vivons l'amour.
La complaisance a une cause immédiate intérieure ; le plaisir/joie a une cause extérieure ; les deux se vivant de fait de manière mêlée, à cause du cercle.
°°° ~ ~ La chose belle en tant qu'elle est belle plaît car elle reste extérieure du fait que la connaissance nécessite la présence de la chose connue. ~ ~