La première se fait dans la réalité, lorsque ce qui est aimé est présent à l'aimant.
L'autre est une union affective, qui doit être considérée à partir d'une appréhension qui a précédé, car tout mouvement de l'appétit fait suite à une appréhension.
Les deux amours, celui de concupiscence et celui d'amitié, procèdent l'un et l'autre d'une certaine appréhension de l'unité entre l'aimant et l'aimé.
En effet, lorsque quelqu'un aime quelque chose comme objet de concupiscence, il l'appréhende comme tendant (pertinens) à son propre bien être.
Et de même, lorsque quelqu'un aime quelqu'un d'un amour d'amitié, il veut pour lui le bien comme il le veut pour soi ; c'est donc qu'il l'appréhende comme un autre soi-même, en tant qu'il veut pour lui le bien comme pour soi. C'est pourquoi on appelle l'ami "un autre soi-même". Et S. Augustin écrit : "Il a bien parlé de son ami, celui qui l'a appelé la moitié de son âme."
La première union, l'amour la fait effective, car il meut à désirer et à rechercher la présence de l'aimé comme lui convenant et tendant à lui (ad se pertinentis).
La seconde union l'amour la fait formellement, car l'amour lui-même est
une telle union
ou un [tel] lien.
Ce qui fait dire à S. Augustin que l'amour est
"comme une sorte de vie joignant deux êtres
ou tendant à les joindre : l'aimant et celui qui est aimé".
Le mot "joignant" se réfère à l'union affective, sans laquelle il n'est point d'amour,
et ces mots : "cherchant à les joindre" visent (pertinet) l'union réelle.
(Somme, I-II.q28a1)
Duplex est unio amantis ad amatum.
Una quidem secundum rem, puta cum amatum praesentialiter adest amanti.
Alia vero secundum affectum. Quae quidem unio consideranda est ex apprehensione praecedente, nam motus appetitivus sequitur apprehensionem.
Cum autem sit duplex amor, scilicet concupiscentiae et amicitiae, uterque procedit ex quadam apprehensione unitatis amati ad amantem.
Cum enim aliquis amat aliquid quasi concupiscens illud, apprehendit illud quasi pertinens ad suum bene esse.
Similiter cum aliquis amat aliquem amore amicitiae, vult ei bonum sicut et sibi vult bonum, unde apprehendit eum ut alterum se, inquantum scilicet vult ei bonum sicut et sibi ipsi. Et inde est quod amicus dicitur esse alter ipse, et Augustinus dicit, in IV Confess., bene quidam dixit de amico suo, dimidium animae suae.
Primam ergo unionem amor facit effective, quia movet ad desiderandum et quaerendum praesentiam amati, quasi sibi convenientis et ad se pertinentis.
Secundam autem unionem facit formaliter, quia ipse amor est talis unio vel nexus.
Unde Augustinus dicit, in VIII de Trin., quod amor est
quasi vita quaedam duo aliqua copulans,
vel copulare appetens, amantem scilicet et quod amatur.
Quod enim dicit copulans, refertur ad unionem affectus, sine qua non est amor,
quod vero dicit copulare intendens, pertinet ad unionem realem.
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1. "vult ei bonum" : non pas il lui veut du bien, il lui veut le bien. Faire du bien et vouloir le bien pour quuelqu'un diffèrent.
2. Pertinere : le fait de tendre vers quelque chose jusqu'à sa possession.
3. Nexus : lien, noeud, étreinte, entrelacement.
4. "amor facit effective" : l'amour rend effectif ; trad. 1984 : "La première espèce d'union, l'amour la produit par manière de cause efficiente"...
°°° Commentaire : il y a quelque chose de remarquable à noter, l'amour est à la fois cause de l'union et est lui-même "une telle union ou un nexus". Si on suit bien le propos l'amour serait tout simplement cause de lui-même. Comment ? L'amour naît lorsque l'appétit et le bien sont présentés l'un à l'autre, il y a convenance mutuelle, connaturralité, les deux s'entendent, entrent en consonnance. L'amour actue l'appétit et immédiatement se fait désir et cherche la présence réelle du bien.
Il y a un premier moment de l'amour, celui qui aime porte le bien aimé en soi suite à une certaine connaissance qu'il en a d'abord eu ; il s'agit d'un amour bien réel de ce qui est aimé, mais à travers une forme : je porte en moi ce que j'aime, je suis touché, je suis affecté, il s'agit d'un amour affectif ;
puis, l'amour meut en tant qu'il ne peut rester seulement selon la forme, il se fait désir, et, en tant que désir, il devient cause de l'union ; tout en restant un amour affectif, il devient aussi effectif, réel, grâce à la présence ou possession de ce qui est aimé. Je continue d'être touché par l'autre, mais l'être aimé que je porte en moi "fusionne" avec l'être aimé présent, le bien touché à travers la forme laisse palce au bien touché dans sa présence. °°°
La connaissance est perfectionnée (perficitur) par ce qui est connu uni à celui qui connaît selon sa similitude. Mais l'amour fait que la chose aimée elle-même (ipsa res) est unie en quelque manière à celui qui aime. D'où l'amour est plus unifiant que la connaissance. (Somme, I-II.q28a1ad3)
Cognitio perficitur per hoc quod cognitum unitur cognoscenti secundum suam similitudinem. Sed amor facit quod ipsa res quae amatur, amanti aliquo modo uniatur, ut dictum est. Unde amor est magis unitivus quam cognitio.
Commentaire : La connaissance s’achève (perficitur) lorsque la réalité connue est unie à celui qui la connaît par similitude ; alors que l’amour s’achève lorsque la réalité aimée elle-même est unie à celui qui l’aime (28/1/3). L’amour unit plus que la connaissance.
Distinction
union substantielle (avec soi-même) /
union affective (assimilée à l’union substantielle en tant qu’on considère la personne aimée comme un autre soi-même) /
union effective ou réelle (vie en commun, conversation, activités communes).
L’amour n’est pas seulement intentionnel, il donne naissance à un mouvement (le désir) qui tend à rejoindre la réalité aimée (on aime pas le chocolat seulement intentionnellement), l’amour est alors perfectionné lorsque l’aimé et l’aimant son unis réellement.
[A MEDITER POUR PRECISER :] Remarque à propos de la connaissance par similitude. Thomas répond ici d'abord à une objection concernant la connaissance sensible. Lorsque l'animal connaît une réalité, il reçoit par ses sens une similitude du réel, cette réception est une union. L'animal connaissant est uni à la similitude de la chose, pas à la chose elle-même.