Chez les hommes parfaits, il peut y avoir un mouvement imparfait d'acédie, du moins (saltem) dans la sensualité, en raison de ce que nul n'est si parfait qu'il ne reste en lui quelque opposition de la chair envers l'esprit. (DeMalo.q11a3ad1)
Utrum accidia sit peccatum mortale
In viris perfectis potest esse imperfectus motus accidiae saltem in sensualitate, propter hoc quod nullus est ita perfectus in quo non remaneat aliqua contrarietas carnis ad spiritum.
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1. Dans sa réponse Thomas dit : oui, en tant que telle, l'acédie est un péché mortel puisqu'elle est "une certaine tristesse qui vient de la répugnance de l'affect humain (affectus humanis) pour le bien spirituel divin". --- Mais pour qu'elle soit vraiment un péché mortel, il faut que l'acte d'acédie soit principal, dominant. C'est pourquoi Thomas ajoute dans les réponses aux objections qu'il reste toujours, même chez les parfaits (entendre : chez les gens qui sont principalement parfaits) une trace, une rémanence (remaneat) de contrariété (contrarietas) dans la sensibilité qui reste indocile à ce que choisit l'esprit, comme un cheval qui manifesterait de temps à autre un léger mécontentement dans le fait d'être dirigé. La sensibilité met beaucoup de temps à être "convertie" entièrement au bien spirituel parce que ce n'est pas son bien propre immédiat, son bien naturel. C'est pourquoi, il faut faire en sorte d'imbiber nos activités sensibles dans l'orientation (l'ordre) profonde de notre esprit au bien spirituel.
2. "Un mouvement imparfait d'acédie" : si le mouvement d'acédie est parfait (entendre : dominant jusqu'à ce que la volonté y adhère), alors il est un péché mortel.
La sensualité n'est pas directement morale mais dit simplement l'appétit sensitif en général
AVERTISSEMENT : Nous nous permettons ici ce que nous ne pourrions nous permettre dans une traduction grand public : "sensualitas" est ici traduit littéralement "sensualité". Ce terme n'est pas à comprendre dans son sens moral actuel mais dans un sens neutre plus proche du terme "sensibilité" dans son versant affectif (par distinction de son versant cognitif). Une bonne traduction pourrait être "affectivité sensible"1.
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Le mouvement sensuel (sensualis) est un appétit consécutif à une appréhension sensible (sensitivam).
Car
l'acte de la puissance appréhensive n'est pas aussi proprement dit un mouvement,
comme [peut l'être] l'action de l'appétit,
car
l'opération de la puissance appréhensive est perfectionnée en cela que les choses appréhendées sont dans celui qui appréhende,
tandis que l’opération de la puissance appétitive est perfectionnée en ce que l’être qui appète [= désire] est incliné dans la chose appétible [= désirable]2.
Et c’est pourquoi
l’opération de la puissance appréhensive est assimilée au repos,
tandis l’opération de la puissance appétitive est davantage assimilée au mouvement.
Aussi par mouvement sensuel (sensualem) est intelligé [= est entendu] l’opération de la puissance appétitive. Ainsi la sensualité est le nom de l'appétit sensitif.
(Somme, I.q81a1)
Motus autem sensualis est appetitus apprehensionem sensitivam consequens.
Actus enim apprehensivae virtutis non ita proprie dicitur motus,
sicut actio appetitus,
nam operatio virtutis apprehensivae perficitur in hoc, quod res apprehensae sunt in apprehendente;
operatio autem virtutis appetitivae perficitur in hoc, quod appetens inclinatur in rem appetibilem.
operatio autem virtutis appetitivae magis assimilatur motui.
Unde per sensualem motum intelligitur operatio appetitivae virtutis. Et sic sensualitas est nomen appetitus sensitivi.
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L’appétit sensitif est une faculté qu’on appelle en général sensualité, mais il se divise en deux puissances qui sont ses espèces : l’irascible et le concupiscible.
(Somme, I.q81a2)
Appetitus sensitivus est una vis in genere, quae sensualitas dicitur; sed dividitur in duas potentias, quae sunt species appetitus sensitivi, scilicet in irascibilem et concupiscibilem.
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1. Voir la note de F.-X. Putallaz :
Le mot « sensualitas » est d’ordinaire traduit par « sensibilité ». Mais ce dernier terme recouvre à la fois les facultés cognitives et les facultés appétitives ; or il s’agit ici seulement des deux facultés appétitives d’ordre sensible ; le terme « sensibilité » est donc trop large. En conservant le mot proche du latin « sensualité », on tombe dans le travers inverse, en raison de sa connotation de désir qu’il comporte, et même de désir imprégné de sexualité ; le terme est donc trop étroit. Je propose « affectivité sensible », au sens de la tendance qui porte l’appétit vers les réalités corporelles, afin de les atteindre, de les fuir ou de les combattre. Cette « affectivité sensible » est le siège des « sentiments », des émotions et des passions. Elle a un rôle vital.
in : Thomas d'Aquin, L'âme humaine, Cerf, 2018, p. 547.
2. Thomas préfère réserver le terme désir à l'appétit volontaire. Le terme appétit est plus générique, il peut refléter une tendance vers un bien sensible (concupiscence) comme spirituel (désir).
3. On comprend ici ce que Thomas dira plus loin, la sensualité (c'est à dire l'appétit sensitif, c'est à dire les passions) n'est pas en lui-même moral, cf. I-II.q24a1 : les passions en elles-mêmes ne sont pas morales.