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Jean-Pierre Torrell - La recherche constante de la vérité a aussi consisté chez Thomas dans le fait de se corriger

Thomas dira parfois clairement qu'il a changé sur certains points (par exemple, pour la science acquise du Christ), parfois il ne jugera pas utile de le préciser, mais il importe de ne jamais l'oublier : s'il est cohérent avec lui-même et ses grandes options, Thomas n'a rien d'un systématicien figé, c'est plutôt un génie en mouvement, en acte de perpétuelle découverte. (Torrell, Initiation, 2015, p. 101)

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Thomas d'Aquin - I.q59a3ad1 - Chez l'ange, l'élection se fait sans la délibération du conseil, contrairement à l'homme

Comme l'estimation de l'homme dans les choses spéculatives differt en cela de l'estimation des anges,

  • ([c'est à dire] que l'un se passe de recherche,
  • [tandis que] l'autre passe par une recherche) ;

Il en est de même dans le domaine de l’opération [= l'action].

De sorte que, chez les anges, il y a élection ;

  • non cependant avec une recherche délibérative du conseil ;
  • mais par une directe (subitam) saisie de la vérité.

(Somme,I.q59a3ad1)

Sicut autem aestimatio hominis in speculativis differt ab aestimatione angeli in hoc,

  • quod una est absque inquisitione,
  • alia vero per inquisitionem;

ita et in operativis.

Unde in Angelis est electio;

  • non tamen cum inquisitiva deliberatione consilii,
  • sed per subitam acceptionem veritatis.

 


1. -- "sed per subitam acceptionem veritatis" : accipio peut autant se traduire activement que passivement (prendre, recevoir). La traduction originale fait pencher du côté de la dimension active ("la saisie immédiate de la vérité lui suffit"), ce qui n'est pas faux du fait de l'intellect agent, on peut aussi traduire du côté passif du fait de l'intellect patient et du fait la chose à connaître vient de l'extérieur ("une directe réception de la vérité"). Dans ce cas, comme Thomas évoque le fait de procéder à une recherche, on peut penser qu'il faut laisser le côté actif primer.

2. -- Comme dans le domaine de l'acquisition de la vérité qui se passe du raisonnement chez l'ange, ainsi dans le domaine pratique qui, chez, lui se passe de délibération.

3. -- On pourrait ajouter que puisque la délibération pour Thomas a pour objet le moyen en vue de la fin, la délibération est d'autant inutile chez l'ange ; car a-t-il besoin d'un moyen pour orienter son être à Dieu, ou l'est-il directement ?

 

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Thomas d'Aquin - I.q79a12 - Induction de la syndérèse - [!!! HAUTE VOLÉE !!! ---> Y REVENIR]

  • Elle est un habitus naturel qui nous pousse au bien par la saisie de premiers principes pratiques

L'article est construit d'une manière très minutieuse.

On comprend pourquoi, le propos est ici d'une importance capitale : il s'agit de défendre le donné naturel dans lequel nous découvrons inductivement certains appuis premiers à partir desquels nous pouvons ou penser ou bien agir.

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La syndérèse est-elle une puissance intellectuelle ? Utrum synderesis sit aliqua potentia intellectivae partis.
[Ce qu'on va montrer]

La syndérèse

  • n’est pas une puissance,
  • mais un habitus,

bien que

  • certains posèrent la syndérèse comme étant une certaine puissance supérieure à la raison,
  • et d’autres dirent que c’était la raison elle-même,
    • non comme raison
    • mais comme nature.

Synderesis

  • non est potentia,
  • sed habitus,

licet quidam 

  • posuerint synderesim esse quandam potentiam ratione altiorem;
  • quidam vero dixerint eam esse ipsam rationem,
    • non ut est ratio,
    • sed ut est natura.
[Ce qui se passe dans le domaine spéculatif]

Pour [saisir] l'évidence envers cela, il faut considérer, comme on l’a dit plus haut,

  • que le raisonnement humain,
    • étant un certain mouvement,
    • d'un intellect qui progresse à partir de certaines [choses]
      •  c'est à dire de choses naturellement connues sans recherche de la raison,
      • comme d’un principe immobile,
  • et qu'encore à l'intellect il se termine,
    • lorsque nous jugeons par des principes par soi naturellement connus,
    • de ce que nous découvrons en raisonnant.

[ (1) On part de quelque chose de simple qui n'est pas un raisonnement, (2)puis nous continuons avec le raisonnement, (3)puis nous terminons par quelque chose de simple : le terme du raisonnement]

Ad huius autem evidentiam, considerandum est quod, sicut supra dictum est,

  • ratiocinatio hominis,
    • cum sit quidam motus,
    • ab intellectu progreditur aliquorum,
      • scilicet naturaliter notorum absque investigatione rationis,
    • sicut a quodam principio immobili,
  • et ad intellectum etiam terminatur,
    • inquantum iudicamus per principia per se naturaliter nota,
    • de his quae ratiocinando invenimus.
[On pose le rapport d'analogie]

Mais c'est un fait établi que, 

  • comme la raison spéculative raisonne sur le spéculatif,
  • ainsi la raison pratique raisonne sur l'opérable [= les actions que l'on peut poser].

Constat autem quod,

  • sicut ratio speculativa ratiocinatur de speculativis,
  • ita ratio practica ratiocinatur de operabilibus.
[On se sert de l'analogie]

[A. Premièrement]

[D'une part,] il faut donc que naturellement nous soit donnés,

  • (comme les premiers principes pour le spéculable),
  • ainsi aussi les premiers principes pour l'opérable.

[B. Deuxièmement]

  • Mais d'autre part les premiers principes spéculatifs qui nous sont naturellement donnés
    • ne relèvent pas d'une puissance spéciale,
    • mais d'un habitus spécial qui est dit "l’intelligence des principes".

[C. Conclusion]

D'où aussi,

  • les premiers principes dans le domaine de l'opérable qui nous sont naturellement donnés
    • ne relèvent pas d’une puissance spéciale,
    • mais d’un habitus naturel spécial, que nous nommons syndérèse.

A.

Oportet igitur naturaliter nobis esse indita,

  • sicut principia speculabilium,
  • ita et principia operabilium.

B.

  • Prima autem principia speculabilium nobis naturaliter indita,
    • non pertinent ad aliquam specialem potentiam;
    • sed ad quendam specialem habitum, qui dicitur intellectus principiorum, ut patet in VI Ethic.

C.

Unde et

  • principia operabilium nobis naturaliter indita,
    • non pertinent ad specialem potentiam;
    • sed ad specialem habitum naturalem, quem dicimus synderesim.
[On précise l'étendue de la conclusion]

D'où la syndérèse est dite

  • inciter au bien,
  • et murmurer contre le mal, 

en tant que

  • nous procédons, à l’aide de premiers principes [pratiques] en vue de découvrir,
  • et que nous jugeons ce qui a été découvert.

Il est donc clair que la syndérèse n’est pas une puissance, mais un habitus naturel.

(Somme, II-II.q79a12)

 

Unde et synderesis dicitur

  • instigare ad bonum,
  • et murmurare de malo,

inquantum

  • per prima principia procedimus ad inveniendum,
  • et iudicamus inventa.

Patet ergo quod synderesis non est potentia, sed habitus naturalis.

 

 

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1. -- "sicut principia speculabilium, ita et principia operabilium" --> principia, adjectif (nom. ou acc.) ou nom (nom. et acc.) neutre pluriel --> ici il faudrait traduire  "les premiers [au sens de principes] sur lesquels on peut spéculer", c'est d'ailleurs ainsi que la traduction d'origine continue, mais pourquoi n'avoir pas traduit ainsi dès le départ ?

2. -- operabilium : petite curiosité --> litt. : oeuvrable --> ce qui a donné "ouvrable" comme dans "un jour ouvrable", i.e. un jour pendant lequel on peut oeuvrer.

3. -- Il y a donc un nom pour désigner la saisie des premiers principes dans le domaine pratique (syndérèse) mais pas dans le domaine spéculatif.

4. -- Contrairement à son habitude Thomas dit qu'il va mettre en évidence, il n'utilise par le mot manifeste. Pourquoi ? Ce qui est manifeste n'a pas besoin d'être mise en évidence. Cela recoupe les termes delon et phaneron chez Aristote.

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Thomas d'Aquin - Le bien aimé [intensément] peut excéder les possibilités du corps et le blesser - I-II.q28a5

  • ... mais en tant que bien, un bien ne peut blesser, puisqu'un bien n'est bien que s'il convient à celui pour qui il est un bien

Nous l'avons dit, l'amour signifie une certaine co-aptation de la puissance affective à un certain bien. 

[A. Réponse du côté de la forme]

[a. Quand il y a co-aptation à un vrai bien]

  • Or rien de ce qui a été co-apté à quelque chose qui lui convient ne s'en trouve blessé,
  • mais bien plutôt, si cela est possible, 
    • il progresse,
    • et s'améliore.

[b. Quand il y a co-aptation à un bien qui ne con-vient pas]

Au contraire, ce qui veut s'adapter à ce qui ne lui convient pas en est blessé et détérioré.

  • Donc, l'amour du bien qui convient perfectionne et améliore celui qui aime ;
  • l'amour du bien qui ne convient pas blesse et détériore. 
  • C'est pour cela que l'homme est perfectionné et rendu meilleur surtout par l'amour de Dieu,
  • tandis qu'il est blessé et détérioré par l'amour du péché, selon ces mots d'Osée (9, 10) : "Ils sont devenus abominables comme l'objet de leur amour." 

Cela doit s'entendre de l'amour au point de vue de ce qu'il y a de formel en lui, c'est-à-dire de l'appétit.

[B. Réponse du côté de la matière]

[a. Néanmoins, l'amour peut blesser à cause du lien âme/corps]

Quant à l'aspect matériel de la passion amour, à savoir une certaine modification corporelle,

  • il arrive que l'amour blesse, à cause d'un certain excès,
  • comme cela arrive
    • dans l'activité sensorielle,
    • et en tout acte d'une puissance de l'âme qui s'exerce avec modification de l'organe corporel.

Sicut supra dictum est, amor significat coaptationem quandam appetitivae virtutis ad aliquod bonum.

A.

  • Nihil autem quod coaptatur ad aliquid quod est sibi conveniens, ex hoc ipso laeditur,
  • sed magis, si sit possibile,
    • proficit
    • et melioratur.

B.

Quod vero coaptatur ad aliquid quod non est sibi conveniens, ex hoc ipso laeditur et deterioratur.

  • Amor ergo boni convenientis est perfectivus et meliorativus amantis,
  • amor autem boni quod non est conveniens amanti, est laesivus et deteriorativus amantis.
  • Unde maxime homo perficitur et melioratur per amorem Dei,
  • laeditur autem et deterioratur per amorem peccati, secundum illud Osee IX, facti sunt abominabiles, sicut ea quae dilexerunt.

Et hoc quidem dictum sit de amore, quantum ad id quod est formale in ipso, quod est scilicet ex parte appetitus.

C.

Quantum vero ad id quod est materiale in passione amoris, quod est immutatio aliqua corporalis,

  • accidit quod amor sit laesivus propter excessum immutationis,
  • sicut accidit
    • in sensu,
    • et in omni actu virtutis animae qui exercetur per aliquam immutationem organi corporalis.

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1. Le bien en tant que bien, lorsqu'il convient à un être, le rend meilleur. Un ami me rend meilleur, et je rends meilleur l'ami.

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