DIFFICILE, UN TEMPS EST NECESSAIRE AVANT D'ASSIMILER - IL EST NECESSAIRE DE POSSEDER UN CERTAIN NIVEAU DE METAPHYSIQUE ET DE CRITIQUE/LOGIQUE POUR SAISIR, puisqu'on fait appel ici à un grand nombre de notions : forme, substance, acte, fin, qualité, relation, mode, espèce, ordre, bien, être (esse), etc.
Le bien de la créature consiste‑t‑il en (1) un mode, (2) une espèce et (3) un ordre, comme dit saint Augustin ?
Utrum bonum creaturae consistat in modo, specie et ordine, sicut Augustinus dicit [cf.De nat. boni,cap. 3].
La raison de bien consiste dans les trois choses en question, selon ce que dit saint Augustin.
Ratio boni in tribus praedictis consistit, secundum quod Augustinus dicit.
[Un nom implique deux relations possibles]
Et pour l'évidence de cela, il faut savoir qu'un nom donné (aliquod nomen) peut impliquer une relation de deux manières. [respectum : on traduit par relation et non par rapport qui convient aussi]
[a. La relation elle-même]
D'une première manière, en sorte que le nom soit donné pour signifier la relation elle‑même,
comme le nom de père, ou de fils, ou la paternité elle‑même.
[b. Ce qui suit la relation : une qualité]
En revanche, on dit de certains noms qu’ils impliquent une relation, parce qu’ils signifient une réalité d’un certain genre, qu’accompagne la relation, quoique le nom ne soit pas donné pour signifier la relation elle‑même ;
par exemple, le nom de science est donné pour signifier une certaine qualité, que suit une certaine relation, mais non pour signifier la relation elle‑même.
[Commentaire : dans la connaissance est établie une relation entre ce qui est connu et celui qui connaît, cette relation produit la science qui est une qualité qui perfectionne l'âme de celui qui connaît.]
[c. Ce que fait comprendre l'analogie nom / bien]
Et c’est de cette façon que la raison de bien implique une relation :
non parce que le nom même de bien signifie la seule relation elle‑même,
mais parce qu'il signifie [aussi la relation de] ce qui suit la relation, avec la relation elle‑même.
[Commentaire : ]
Or (3) la relation impliquée dans le nom de bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose (aliquid) est de nature à perfectionner
(2) non seulement selon la nature de l’espèce, [forme, ce qu'est une chose]
(1) mais aussi selon l’être (esse) qu’elle a dans la chose réelle (rebus)[le mode, la manière d'exister, l'existence concrète] ;
de fait, c’est de cette manière que la fin perfectionne les moyens.
Mais
puisque les créatures ne sont pas leur être (esse)[ce qu'est une chose n'est pas identique à l'exister de cette chose],
il est nécessaire qu’elles aient un être reçu (esse receptum) ;
et par conséquent, leur être est
fini
et terminé [= déterminé] par la mesure de ce en quoi il est reçu.
Ad huius autem evidentiam sciendum est, quod aliquod nomen potest respectum importare dupliciter.
[1.]
Uno modo sic quod nomen imponatur ad significandum ipsum respectum,
sicut hoc nomen pater, vel filius, aut paternitas ipsa.
[2.]
Quaedam vero nomina dicuntur importare respectum, quia significant rem alicuius generis, quam comitatur respectus, quamvis nomen non sit impositum ad ipsum respectum significandum ;
sicut hoc nomen scientia est impositum ad significandum qualitatem quamdam, quam sequitur quidam respectus, non autem ad significandum respectum ipsum.
[c.]
Et per hunc modum ratio boni respectum implicat :
non quia ipsum nomen boni significet ipsum respectum solum,
sed quia significat id ad quod sequitur respectus, cum respectu ipso.
Respectus autem importatus in nomine boni, est habitudo perfectivi, secundum quod aliquid natum est perficere
non solum secundum rationem speciei,
sed etiam secundum esse quod habet in rebus ;
hoc enim modo finis perficit ea quae sunt ad finem.
Cum autem
creaturae non sint suum esse,
oportet quod habeant esse receptum ;
et per hoc earum esse est
finitum
et terminatum secundum mensuram eius in quo recipitur.
Ainsi donc, parmi les trois choses qu’énumère saint Augustin,
(3) la dernière, à savoir l’ordre,
est la relation qu’implique le nom de bien,
(2 et 1) et les deux autres, à savoir l’espèce et le mode,
causent cette relation.
En effet,
(2) l’espèce relève de la raison même (ipsam rationem) de l’espèce[trad. orig. = nature même de l'e.],
(1) qui, parce qu’elle a l’être en quelque chose [d'individuel] (aliquo),
est reçue avec un certain mode déterminé,
puisque tout ce qui est en quelque chose y est suivant le mode d’être de ce qui reçoit.
Ainsi donc,
chaque bien,
(3) en tant qu’il est cause de perfection
selon
(2) la raison de l’espèce [trad. orig. : la nature de l'espèce]
(1) et l’être (esse) en même temps,
a
(1) un mode,
(2) une espèce
(3) et un ordre.
(2) Une espèce quant à la nature même de l’espèce ;
(1) un mode quant à l’être (esse) ;
(3) un ordre quant à la relation même de cause de perfection.
Sic igitur inter ista tria quae Augustinus ponit,
ultimum, scilicet ordo,
est respectus quem nomen boni importat ;
sed alia duo, scilicet species, et modus,
causant illum respectum.
Species enim pertinet ad ipsam rationem speciei,
quae quidem secundum quod in aliquo esse habet,
recipitur per aliquem modum determinatum,
cum omne quod est in aliquo, sit in eo per modum recipientis.
Le péché par le libre arbitre n’est pas commis si ce n'est par l’élection d’un bien apparent ; par conséquent, en n’importe quelle action peccamineuse demeure quelque chose (aliquid) du bien. Et quant à cela, la liberté est conservée ; en effet, si l’espèce du bien était enlevée, l’élection, qui est l’acte du libre arbitre, cesserait.
(DeVer.q24a10ad11)
Peccatum per liberum arbitrium non committitur nisi per electionem apparentis boni ; unde in qualibet actione peccati remanet aliquid de bono. Et quantum ad hoc libertas conservatur : remota enim specie boni, electio cessaret, quae est actus liberi arbitrii.
Note : pour une compréhension moins théologique et plus directement philosophique, on peut remplacer le mot péché par l'expression "faute volontaire".
A lire et à relire pour la simplicité déconcertante du raisonnement.
La justification ainsi énoncée : "si l’espèce du bien était enlevée, l’élection, qui est l’acte du libre arbitre, cesserait", est lumineuse. On cesserait de vouloir le mal (et donc de le choisir) si nous ne saissions pas telle action formellement(specie) comme un bien.
Contexte : nous nous intéressons à la ratio boni dont TH. se sert ici à propos du péché. Il va terminer en distinguant quatre sortes de bien et en montrant que chacun d'eux répond à ce qui caractérise n'importe quel bien, c'est à dire ce qui caractérise la ratio boni.
sont considérés par une certaine forme dont est tirée l'espèce.
(1) D'autre part, la forme de chaque chose (rei), de quelque qualité qu'elle soit,
ou substantielle
ou accidentelle,
est selon une certaine mesure (aliquam mesuram),
d'où est indiqué dans Metaph. VIII, que les formes des choses (rerum) sont comme les nombres. En sorte qu'une forme a un certain mode en relation à une mesure.
(3) Enfin, par sa forme, chaque chose est ordonnée à autre chose.
Sicut in primo dictum est,
modus,
species
et ordo
consequuntur
unumquodque bonum creatum inquantum huiusmodi,
et etiam unumquodque ens.
Omne enim
esse
et bonum
consideratur per aliquam formam, secundum quam sumitur species.
Forma autem uniuscuiusque rei, qualiscumque sit,
sive substantialis
sive accidentalis,
est secundum aliquam mensuram,
unde et in VIII Metaphys. dicitur quod formae rerum sunt sicut numeri. Et ex hoc habet modum quendam, qui mensuram respicit.
Ex forma vero sua unumquodque ordinatur ad aliud.
Ainsi,
selon divers degrés de biens
sont divers degrés
de mode,
d'espèce
et d'ordre.
[a. le bien substance]
Il y a donc un bien qui relève de la substance [trad. orig. : le fond (!!)] même de la nature, qui a son mode, espèce, ordre ;
celui-là n'est ni privé ni diminué par le péché.
[b. le bien inclination]
Il y a encore un certain bien, celui de l'inclination de la nature, et ce bien a aussi son mode, espèce, ordre,
et celui-là est diminué par le péché, comme nous l'avons dit, mais non totalement supprimé.
[c. le bien vertu]
Il y a encore un certain bien, celui de la vertu et de la grâce, qui a aussi son mode, son espèce et son ordre;
et celui-là est totalement supprimé par le péché mortel.
[d. le bien acte]
Il y a encore un certain bien qui est l'acte ordonné lui-même, qui a aussi son mode, son espèce, son ordre ;
et cette privation est essentiellement le péché lui-même.
[Conclusion]
De sorte qu'on voit de manière patente comment le péché
et est une privation de mode, d'espèce et d'ordre,
et prive ou diminue le mode, l'espèce et l'ordre [eux-mêmes].
Sic igitur
secundum diversos gradus bonorum,
sunt diversi gradus
modi,
speciei
et ordinis.
[a.]
Est ergo quoddam bonum pertinens ad ipsam substantiam naturae, quod habet suum modum, speciem et ordinem,
et illud nec privatur nec diminuitur per peccatum.
[b.]
Est etiam quoddam bonum naturalis inclinationis, et hoc etiam habet suum modum, speciem et ordinem,
et hoc diminuitur per peccatum, ut dictum est, sed non totaliter tollitur.
[c.]
Est etiam quoddam bonum virtutis et gratiae, quod etiam habet suum modum, speciem et ordinem,
et hoc totaliter tollitur per peccatum mortale.
[d.]
Est etiam quoddam bonum quod est ipse actus ordinatus, quod etiam habet suum modum, speciem et ordinem,
et huius privatio est essentialiter ipsum peccatum.
[Conclusion]
Et sic patet qualiter peccatum
et est privatio modi, speciei et ordinis;
et privat vel diminuit modum, speciem et ordinem.
1. -- Analogie avec la mesure : si une chose mesure tant, et si on modifie cette chose en gangeant ses mesures, alors elle n'est plus la même chose. Quelque chose qui est mesurée d'une certaine manière fait que cette chose est unique et ce qu'elle est. Voir la référence au numérique dans le Commentaire du De Trinitate de Boèce lorsqu'est traitée l'individuation qui se fait, chez TH., par la matière, avec donc l'aspect de la quantité.
2. -- Bien noter que TH. corrige l'ordre donné par Augustin : de mode, espèce, ordre, on passe a espèce, mode, ordre.
3. -- Dans l'ordre de l'être, espèce, mode, ordre, donneront la substance, l'individu, l'acte ; ou encore l'être selon la forme, tel être concret, l'être en acte.
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Les quatre biens évoqués par TH. :
[a.] -- Le bien-substance n'est pas touché par le péché, un homme reste un homme qu'il soit pécheur ou non.
[b.] -- L'inclination naturelle n'est pas touchée en elle-même puisqu'elle dépend de ce qu'est une chose (le bien substance) mais elle peut être diminuée dans son exercice réel, comme recouverte.
[c.] -- La vertu morale est acquise, elle peut donc se perdre totalement. La grâce est donnée à la nature, elle peut donc se perdre également.
[d.] -- Le bien moral doit aller jusqu'à l'accomplissement, l'application concrète, d'un acte et celui-ci peut très bien ne pas l'être ou remplacé par un autre qui ne convient pas (et ce d'autant plus que la vertu et la grâce auront été perdues).
Dans ces différents biens, que sont le mode, l'espèce, l'ordre ?
[a.] -- Le mode du bien substance c'est l'existence concrète d'un être (ex. : tel homme, Jean, l'individu) ; l'espèce d'un bien-substance, c'est ce qu'il est (ex. : un homme) ; l'ordre d'un bien substance, c'est qu'il existe en acte.
[b.] -- Le mode de l'inclination naturelle c'est son existence concrète et unique dans tel être individué ; l'espèce, ce qu'est cette inclination (ex. : l'inclination de la volonté au bien) ; l'ordre, l'accomplissement de cette inclination (ex. : l'inclination en acte de la volonté au bien, l'ami qui veut le bien de son ami et qui agit pour que cela arrive).
[c.] -- Idem que b. mais pour ce qui est acquis, ajouté à la nature.
[d.] -- Tel acte ; ce qu'est cet acte ; jusqu'à quel point cet acte pousse jusqu'à sa perfection (ex. l'action héroïque ; cf. la différence entre une oeuvre accomplie par un artisan ordinaire et celle accomplie par un maître artisan).