La communication de la bonté n'est pas la fin ultime,
mais la bonté divine elle-même, c'est à partir de l'amour de [cette bonté] que Dieu veut la communiquer ;
car
il n'agit pas à cause de sa bonté comme s'il avait l'appétit (appetens) de ce qu'il n'a pas,
mais comme voulant communiquer ce qu'il a ; parce qu'il agit
non par appétit de la fin (ex appetitu finis),
mais par amour de la fin (ex amore finis).
(DePot.q3a15ad14)
Communicatio bonitatis non est ultimus finis,
sed ipsa divina bonitas, ex cuius amore est quod Deus eam communicare vult;
non enim agit propter suam bonitatem quasi appetens quod non habet,
sed quasi volens communicare quod habet: quia agit
non ex appetitu finis,
sed ex amore finis.
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L'appétit et l'amour concerne tous les deux un bien. Mais l'appétit, dans son exercice, tend vers un bien qui n'est pas encore présent (ou totalement présent) tandis que l'amour jouit du bien présent.
Le conditionnement de notre existence humaine nous permet d'atteindre quelque chose de l'amour de l'autre mais reste dans un certain appétit dans la mesure où il est possible d'ajouter quelque chose à la perfection de cet amour. C'est pourquoi, pour nous, l'amour est à la fois une tension et un repos, un désir et une joie. Ajoutons qu'il nous est toutefois possible d'atteindre une certaine perfection dans l'amour par le moyen de l'intention. (J'ai l'heureuse surprise de découvrir quelques jours après avoir écrit cela que Thomas le dit exactement ainsi, voir ici.)
Dans le cas de ce passage, Thomas souligne que Dieu n'agit pas par désir, ce qui supposerait qu'il lui manque quelque chose, mais par amour - comme à partir d'un sommet sur lequel il est déjà et non vers un sommet qu'il souhaite atteindre. Celui qui, en quelque manière, a atteint quelque chose du bonheur n'est plus en quête mais agit à partir de lui, en surabondance.
DIFFICILE, UN TEMPS EST NECESSAIRE AVANT D'ASSIMILER - IL EST NECESSAIRE DE POSSEDER UN CERTAIN NIVEAU DE METAPHYSIQUE ET DE CRITIQUE/LOGIQUE POUR SAISIR, puisqu'on fait appel ici à un grand nombre de notions : forme, substance, acte, fin, qualité, relation, mode, espèce, ordre, bien, être (esse), etc.
Le bien de la créature consiste‑t‑il en (1) un mode, (2) une espèce et (3) un ordre, comme dit saint Augustin ?
Utrum bonum creaturae consistat in modo, specie et ordine, sicut Augustinus dicit [cf.De nat. boni,cap. 3].
La raison de bien consiste dans les trois choses en question, selon ce que dit saint Augustin.
Ratio boni in tribus praedictis consistit, secundum quod Augustinus dicit.
[Un nom implique deux relations possibles]
Et pour l'évidence de cela, il faut savoir qu'un nom donné (aliquod nomen) peut impliquer une relation de deux manières. [respectum : on traduit par relation et non par rapport qui convient aussi]
[a. La relation elle-même]
D'une première manière, en sorte que le nom soit donné pour signifier la relation elle‑même,
comme le nom de père, ou de fils, ou la paternité elle‑même.
[b. Ce qui suit la relation : une qualité]
En revanche, on dit de certains noms qu’ils impliquent une relation, parce qu’ils signifient une réalité d’un certain genre, qu’accompagne la relation, quoique le nom ne soit pas donné pour signifier la relation elle‑même ;
par exemple, le nom de science est donné pour signifier une certaine qualité, que suit une certaine relation, mais non pour signifier la relation elle‑même.
[Commentaire : dans la connaissance est établie une relation entre ce qui est connu et celui qui connaît, cette relation produit la science qui est une qualité qui perfectionne l'âme de celui qui connaît.]
[c. Ce que fait comprendre l'analogie nom / bien]
Et c’est de cette façon que la raison de bien implique une relation :
non parce que le nom même de bien signifie la seule relation elle‑même,
mais parce qu'il signifie [aussi la relation de] ce qui suit la relation, avec la relation elle‑même.
[Commentaire : ]
Or (3) la relation impliquée dans le nom de bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose (aliquid) est de nature à perfectionner
(2) non seulement selon la nature de l’espèce, [forme, ce qu'est une chose]
(1) mais aussi selon l’être (esse) qu’elle a dans la chose réelle (rebus)[le mode, la manière d'exister, l'existence concrète] ;
de fait, c’est de cette manière que la fin perfectionne les moyens.
Mais
puisque les créatures ne sont pas leur être (esse)[ce qu'est une chose n'est pas identique à l'exister de cette chose],
il est nécessaire qu’elles aient un être reçu (esse receptum) ;
et par conséquent, leur être est
fini
et terminé [= déterminé] par la mesure de ce en quoi il est reçu.
Ad huius autem evidentiam sciendum est, quod aliquod nomen potest respectum importare dupliciter.
[1.]
Uno modo sic quod nomen imponatur ad significandum ipsum respectum,
sicut hoc nomen pater, vel filius, aut paternitas ipsa.
[2.]
Quaedam vero nomina dicuntur importare respectum, quia significant rem alicuius generis, quam comitatur respectus, quamvis nomen non sit impositum ad ipsum respectum significandum ;
sicut hoc nomen scientia est impositum ad significandum qualitatem quamdam, quam sequitur quidam respectus, non autem ad significandum respectum ipsum.
[c.]
Et per hunc modum ratio boni respectum implicat :
non quia ipsum nomen boni significet ipsum respectum solum,
sed quia significat id ad quod sequitur respectus, cum respectu ipso.
Respectus autem importatus in nomine boni, est habitudo perfectivi, secundum quod aliquid natum est perficere
non solum secundum rationem speciei,
sed etiam secundum esse quod habet in rebus ;
hoc enim modo finis perficit ea quae sunt ad finem.
Cum autem
creaturae non sint suum esse,
oportet quod habeant esse receptum ;
et per hoc earum esse est
finitum
et terminatum secundum mensuram eius in quo recipitur.
Ainsi donc, parmi les trois choses qu’énumère saint Augustin,
(3) la dernière, à savoir l’ordre,
est la relation qu’implique le nom de bien,
(2 et 1) et les deux autres, à savoir l’espèce et le mode,
causent cette relation.
En effet,
(2) l’espèce relève de la raison même (ipsam rationem) de l’espèce[trad. orig. = nature même de l'e.],
(1) qui, parce qu’elle a l’être en quelque chose [d'individuel] (aliquo),
est reçue avec un certain mode déterminé,
puisque tout ce qui est en quelque chose y est suivant le mode d’être de ce qui reçoit.
Ainsi donc,
chaque bien,
(3) en tant qu’il est cause de perfection
selon
(2) la raison de l’espèce [trad. orig. : la nature de l'espèce]
(1) et l’être (esse) en même temps,
a
(1) un mode,
(2) une espèce
(3) et un ordre.
(2) Une espèce quant à la nature même de l’espèce ;
(1) un mode quant à l’être (esse) ;
(3) un ordre quant à la relation même de cause de perfection.
Sic igitur inter ista tria quae Augustinus ponit,
ultimum, scilicet ordo,
est respectus quem nomen boni importat ;
sed alia duo, scilicet species, et modus,
causant illum respectum.
Species enim pertinet ad ipsam rationem speciei,
quae quidem secundum quod in aliquo esse habet,
recipitur per aliquem modum determinatum,
cum omne quod est in aliquo, sit in eo per modum recipientis.
Lorsque [les passions de l'âme] suivent la volonté, elles ne diminuent pas
la qualité
ou la bonté de l’acte,
car
elles seront modérées selon le jugement de la raison,
à partir duquel s’ensuit la volonté.
Mais elles ajoutent plutôt à la bonté de l’acte, à deux points de vue.
Secundum vero quod consequuntur ad voluntatem, sic non diminuunt
laudem actus
vel bonitatem :
quia
erunt moderatae secundum iudicium rationis,
ex quo voluntas sequitur.
Sed magis addunt ad bonitatem actus, duplici ratione.
Premièrement, par mode de signe :
car la passion même qui s’ensuit dans l’appétit inférieur est le signe que le mouvement de la volonté est intense. Il n’est pas possible, en effet, dans la nature passible, que la volonté se meuve fortement vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie inférieure.
C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorzième livre de la Cité de Dieu: « Tant que nous portons l’infirmité de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’éprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu après, il ajoute la cause en disant : « N’éprouver en effet aucune douleur, tant que nous sommes en ce séjour de misère, cela s’obtient, très chèrement, au prix de la cruauté de l’âme et de l’insensibilité du corps. »
Primo per modum signi :
quia passio ipsa consequens in inferiori appetitu est signum quod sit motus voluntatis intensus. Non enim potest esse in natura passibili quod voluntas ad aliquid fortiter moveatur, quin sequatur aliqua passio in parte inferiori.
Unde dicit Augustinus, XIV de Civitate Dei [cap. 9] :dum huius vitae infirmitatem gerimus, si passiones nullas habeamus, non recte vivimus.Et post pauca subiungit causam, dicens : nam omnino non dolere dum sumus in hoc loco miseriae, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, et stuporis in corpore.
Ensuite à la façon d’une aide :
car lorsque la volonté élit quelque chose par le jugement de la raison, elle passe à l'action plus promptement et plus facilement si, avec cela, la passion est excitée dans la partie inférieure, l’appétitive inférieure étant proche du mouvement du corps.
Aussi saint Augustin dit‑il au neuvième livre de la Cité de Dieu: « Or ce mouvement de miséricorde sert la raison quand la miséricorde se manifeste sans compromettre la justice. »
Et c’est ce que le Philosophe dit au troisième livre de l’Éthique, citant le vers d’Homère : « éveille ta force et ton irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant à la vertu de force, la passion de colère qui suit l’élection de la vertu contribue à la plus grande promptitude de l’acte ; mais si elle la précédait, elle perturberait le mode de la vertu.
(DeVer.q26a7)
Secundo per modum adiutorii :
quia quando voluntas iudicio rationis aliquid eligit, promptius et facilius id agit, si cum hoc passio in inferiori parte excitetur ; eo quod appetitiva inferior est propinqua ad corporis motum.
Unde dicit Augustinus, IX de Civitate Dei [cap. 5] :servit autem motus misericordiae rationi, quando ita praebetur misericordia, ut iustitia conservetur. Et hoc est quod philosophus dicit in libro III Ethicorum [cap. 11 (1116b 28)] inducens versum Homeri :virtutem et furorem erige; quia videlicet, cum aliquis est virtuosus virtute fortitudinis, passio irae electionem virtutis sequens facit ad maiorem promptitudinem actus ; si autem praecederet, virtutis mo‑ dum perturbaret.
Contexte : nous nous intéressons à la ratio boni dont TH. se sert ici à propos du péché. Il va terminer en distinguant quatre sortes de bien et en montrant que chacun d'eux répond à ce qui caractérise n'importe quel bien, c'est à dire ce qui caractérise la ratio boni.
sont considérés par une certaine forme dont est tirée l'espèce.
(1) D'autre part, la forme de chaque chose (rei), de quelque qualité qu'elle soit,
ou substantielle
ou accidentelle,
est selon une certaine mesure (aliquam mesuram),
d'où est indiqué dans Metaph. VIII, que les formes des choses (rerum) sont comme les nombres. En sorte qu'une forme a un certain mode en relation à une mesure.
(3) Enfin, par sa forme, chaque chose est ordonnée à autre chose.
Sicut in primo dictum est,
modus,
species
et ordo
consequuntur
unumquodque bonum creatum inquantum huiusmodi,
et etiam unumquodque ens.
Omne enim
esse
et bonum
consideratur per aliquam formam, secundum quam sumitur species.
Forma autem uniuscuiusque rei, qualiscumque sit,
sive substantialis
sive accidentalis,
est secundum aliquam mensuram,
unde et in VIII Metaphys. dicitur quod formae rerum sunt sicut numeri. Et ex hoc habet modum quendam, qui mensuram respicit.
Ex forma vero sua unumquodque ordinatur ad aliud.
Ainsi,
selon divers degrés de biens
sont divers degrés
de mode,
d'espèce
et d'ordre.
[a. le bien substance]
Il y a donc un bien qui relève de la substance [trad. orig. : le fond (!!)] même de la nature, qui a son mode, espèce, ordre ;
celui-là n'est ni privé ni diminué par le péché.
[b. le bien inclination]
Il y a encore un certain bien, celui de l'inclination de la nature, et ce bien a aussi son mode, espèce, ordre,
et celui-là est diminué par le péché, comme nous l'avons dit, mais non totalement supprimé.
[c. le bien vertu]
Il y a encore un certain bien, celui de la vertu et de la grâce, qui a aussi son mode, son espèce et son ordre;
et celui-là est totalement supprimé par le péché mortel.
[d. le bien acte]
Il y a encore un certain bien qui est l'acte ordonné lui-même, qui a aussi son mode, son espèce, son ordre ;
et cette privation est essentiellement le péché lui-même.
[Conclusion]
De sorte qu'on voit de manière patente comment le péché
et est une privation de mode, d'espèce et d'ordre,
et prive ou diminue le mode, l'espèce et l'ordre [eux-mêmes].
Sic igitur
secundum diversos gradus bonorum,
sunt diversi gradus
modi,
speciei
et ordinis.
[a.]
Est ergo quoddam bonum pertinens ad ipsam substantiam naturae, quod habet suum modum, speciem et ordinem,
et illud nec privatur nec diminuitur per peccatum.
[b.]
Est etiam quoddam bonum naturalis inclinationis, et hoc etiam habet suum modum, speciem et ordinem,
et hoc diminuitur per peccatum, ut dictum est, sed non totaliter tollitur.
[c.]
Est etiam quoddam bonum virtutis et gratiae, quod etiam habet suum modum, speciem et ordinem,
et hoc totaliter tollitur per peccatum mortale.
[d.]
Est etiam quoddam bonum quod est ipse actus ordinatus, quod etiam habet suum modum, speciem et ordinem,
et huius privatio est essentialiter ipsum peccatum.
[Conclusion]
Et sic patet qualiter peccatum
et est privatio modi, speciei et ordinis;
et privat vel diminuit modum, speciem et ordinem.
1. -- Analogie avec la mesure : si une chose mesure tant, et si on modifie cette chose en gangeant ses mesures, alors elle n'est plus la même chose. Quelque chose qui est mesurée d'une certaine manière fait que cette chose est unique et ce qu'elle est. Voir la référence au numérique dans le Commentaire du De Trinitate de Boèce lorsqu'est traitée l'individuation qui se fait, chez TH., par la matière, avec donc l'aspect de la quantité.
2. -- Bien noter que TH. corrige l'ordre donné par Augustin : de mode, espèce, ordre, on passe a espèce, mode, ordre.
3. -- Dans l'ordre de l'être, espèce, mode, ordre, donneront la substance, l'individu, l'acte ; ou encore l'être selon la forme, tel être concret, l'être en acte.
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Les quatre biens évoqués par TH. :
[a.] -- Le bien-substance n'est pas touché par le péché, un homme reste un homme qu'il soit pécheur ou non.
[b.] -- L'inclination naturelle n'est pas touchée en elle-même puisqu'elle dépend de ce qu'est une chose (le bien substance) mais elle peut être diminuée dans son exercice réel, comme recouverte.
[c.] -- La vertu morale est acquise, elle peut donc se perdre totalement. La grâce est donnée à la nature, elle peut donc se perdre également.
[d.] -- Le bien moral doit aller jusqu'à l'accomplissement, l'application concrète, d'un acte et celui-ci peut très bien ne pas l'être ou remplacé par un autre qui ne convient pas (et ce d'autant plus que la vertu et la grâce auront été perdues).
Dans ces différents biens, que sont le mode, l'espèce, l'ordre ?
[a.] -- Le mode du bien substance c'est l'existence concrète d'un être (ex. : tel homme, Jean, l'individu) ; l'espèce d'un bien-substance, c'est ce qu'il est (ex. : un homme) ; l'ordre d'un bien substance, c'est qu'il existe en acte.
[b.] -- Le mode de l'inclination naturelle c'est son existence concrète et unique dans tel être individué ; l'espèce, ce qu'est cette inclination (ex. : l'inclination de la volonté au bien) ; l'ordre, l'accomplissement de cette inclination (ex. : l'inclination en acte de la volonté au bien, l'ami qui veut le bien de son ami et qui agit pour que cela arrive).
[c.] -- Idem que b. mais pour ce qui est acquis, ajouté à la nature.
[d.] -- Tel acte ; ce qu'est cet acte ; jusqu'à quel point cet acte pousse jusqu'à sa perfection (ex. l'action héroïque ; cf. la différence entre une oeuvre accomplie par un artisan ordinaire et celle accomplie par un maître artisan).
La raison de bien est ce qui existe dans un individu donné (mode) selon une forme (espèce) qui le "pousse" à tel acte comme à sa fin (ordre).
Article très difficile.
Lieu paralèlle important :
DeVer.q21a6 où l'on rappelle l'origine augustinienne de la distincion mode, espèce, ordre
Voir aussi :
I.85a4 (traduction délirante de 1931 dans Revue des jeunes)
DeVer.q1a1
La raison de bien consiste-t-elle dans le mode, l’espèce et l’ordre ?
Utrum ratio boni consistat in modo, specie et ordine
Chaque chose est dite bonne en tant qu'elle est parfaite, c'est ainsi qu'elle est appétible, comme on l’a dit plus haut.
Et le parfait est dit ce qui ne manque de rien selon le mode de sa perfection.
(1) Cependant chaque chose est ce qu’elle est par sa forme ;
(2) et la forme présuppose certaines [choses]
(3) et certaines [choses], de nécessité, sont conséquentes de la [forme] ;
pour que quelque chose (aliquid)a soit parfait et bon, il est nécessaire qu’il ait
(1) à la fois une forme, [= sa détermination]
(2) et les choses qui sont prérequises pour elle,
(3) et les choses qui sont conséquentes pour elle-même.
Unumquodque dicitur bonum, inquantum est perfectum, sic enim est appetibile, ut supra dictum est.
Perfectum autem dicitur, cui nihil deest secundum modum suae perfectionis.
Cum autem unumquodque sit id quod est, per suam formam;
forma autem praesupponit quaedam,
et quaedam ad ipsam ex necessitate consequuntur;
ad hoc quod aliquid sit perfectum et bonum, necesse est quod
formam habeat,
et ea quae praeexiguntur ad eam,
et ea quae consequuntur ad ipsam.
[LE MODE - (2)Le prérequis à l'existence concrète d'une chose selon une forme - Cause matérielle et cause efficiente]
Or, ce qui est pré-exigé à la forme, c’est la détermination ou commensuration proportionnalité de ses principes,
soit matériels,
soit efficients
et c’est ce qui est signifié par le mode ; d'où il est dit, [d’après S. Augustin] que la mesure pré-fixe [= prédétermine ??] ce que doit être le mode.
[Modo]
Praeexigitur autem ad formam determinatio sive commensuratio principiorum,
seu materialium,
seu efficientium ipsam,
et hoc significatur per modum, unde dicitur quod mensura modum praefigit.
[L'ESPECE - (1) La forme actuelle de la chose - On semble être ici au niveau de la logique avec la différence spécifique - Cause formelle]
Et la forme elle-même est signifiée par l’espèce, car chaque chose est constituée dans l'espèce par la forme. Et c’est pourquoi il est dit que le nombre expose l’espèce.
Car, d’après le Philosophe, les définitions qui expriment l’espèce sont comme les nombres. En effet, comme l’unité ajoutée ou soustraite au nombre en fait varier l’espèce, de même, dans les définitions, une différence ajoutée ou soustraite.
[Specie]
Ipsa autem forma significatur per speciem, quia per formam unumquodque in specie constituitur. Et propter hoc dicitur quod numerus speciem praebet, quia definitiones significantes speciem sunt sicut numeri,
secundum Philosophum in VIII Metaphys.; sicut enim unitas addita vel subtracta variat speciem numeri, ita in definitionibus differentia apposita vel subtracta.
[L'ORDRE - (3) L'acte-fin réclamé par ce qu'est une chose selon sa forme - Cause finale ]
Enfin ce qui est consécutif à la forme, c’est l’inclination
à la fin,
à l’action
ou à quelque chose de semblable ;
car chaque chose, en tant qu'acte,
agit,
et tend,
en ce qui lui convientb selon sa forme. Et cela relève du poids et de l'ordre.
[Ordine]
Ad formam autem consequitur inclinatio
ad finem,
aut ad actionem,
aut ad aliquid huiusmodi,
quia unumquodque, inquantum est actu,
agit,
et tendit
in id quod sibi convenit secundum suam formam. Et hoc pertinet ad pondus et ordinem.
[Conclusion]
D'où la raison de bien, selon qu'elle
consiste dans la perfection,
consiste dans
le mode,
l'espèce,
et l'ordre.
[Conclusion]
Unde ratio boni, secundum quod
consistit in perfectione,
consistit etiam in
modo,
specie,
et ordine.
Rappel du sous-titre qui résume tout le passage : La raison de bien est ce qui existe dans un individu donné (mode) selon une forme (espèce) qui le "pousse" à tel acte comme à sa fin (ordre). Les quatre causes sont ici utilisées.
a. -- TH. fait l'étymologie du mot aliquid, toujours dans DeVer.q1a1 :
C’est ce qu’exprime le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid (quelque autre chose) ; donc, de même que l’ens [ce qui est] est appelé « un » en tant qu’il est indivis en soi, de même il est appelé « quelque chose » en tant qu’on le distingue des autres.
b. -- La référence à la convenance est importante et apparaît aussi dans DeVer.q1a1.
La prudence ne doit pas en rester à la connaissance des moyens mais elle doit les mettre en oeuvre
ARTICLE DIFFICILE - BIEN L'ASSIMILER - ET Y REVENIR
La prudence est-elle une vertu ?
Comme il a été dit lorsqu'on traitait des vertus en général, "la vertu rend bon celui qui la possède, et bonne l'oeuvre qu'il accomplit". Or, le bien peut se dire en deux sens :
d'une manière, matériellement, pour [désigner] ce qui est bon ;
d'une autre manière, formellement, selon la raison de bien (rationem boni).
Et le bien, en tant que [regardé sous] ce mode, est objet de la puissance appétitive.
[A. Habitus qui rectifient l'acte rationnel de la connaissance]
Et c'est pourquoi, s'il y a des habitus qui font droite la considération de la raison sans égard à la rectitude de l'appétit, [ces habitus] ont moins la raison de vertu en tant qu'ils n'ordonnent au bien que matériellement,
c'est-à-dire ce qui est bon,
non [considéré] sous la raison de bien,
Sicut supra dictum est cum de virtutibus in communi ageretur, virtus est quae bonum facit habentem et opus eius bonum reddit. Bonum autem potest dici dupliciter,
uno modo, materialiter, pro eo quod est bonum;
alio modo, formaliter, secundum rationem boni.
Bonum autem, inquantum huiusmodi, est obiectum appetitivae virtutis.
A.
Et ideo si qui habitus sunt qui faciant rectam considerationem rationis non habito respectu ad rectitudinem appetitus, minus habent de ratione virtutis,tanquam ordinantes ad bonum materialiter,
idest ad id quod est bonum
non sub ratione boni,
[B. Habitus qui regardent la rectitude de l'appétit]
tandis que les habitus qui regardent la rectitude de l'appétit vérifient davantage la raison de vertu, car ils regardent le bien
non seulement matériellement
mais encore formellement,
c'est-à-dire ce qui est bon sous la raison de bien.
B.
plus autem habent de ratione virtutis habitus illi qui respiciunt rectitudinem appetitus, quia respiciunt bonum
non solum materialiter,
sed etiam formaliter,
idest id quod est bonum sub ratione boni.
[C. L'habitus de prudence]
Or, il revient à la prudence, nous l'avons dit,
d'appliquer la raison droite à l'oeuvre, [= exécution dans une action = dernier des trois actes de la prudence]
ce qui ne se fait pas sans un appétit droit. [= ce qui ne peut se faire qu'en ordonnant les biens selon leur bonté]
C'est pourquoi la prudence
n'a pas seulement la raison de vertu que possèdent les autres vertus intellectuelles,
mais elle a en outre la raison de vertu que possèdent les vertus morales, au nombre desquelles elle figure aussi.
(Somme, II-II.q47a4)
C.
Ad prudentiam autem pertinet, sicut dictum est,
applicatio rectae rationis ad opus,
quod non fit sine appetitu recto.
Et ideo prudentia
non solum habet rationem virtutis quam habent aliae virtutes intellectuales;
sed etiam habet rationem virtutis quam habent virtutes morales, quibus etiam connumeratur.
Les passions peuvent avoir un double rapport avec le jugement de la raison.
Dicendum quod passiones animae dupliciter se possunt habere ad iudicium rationis.
1. Parfois elles le précèdent. Dans ce cas, elles obscurcissent (obnubilent) le jugement, duquel dépend la bonté de l'acte moral, et, par suite, elles diminuent la bonté de cet acte ; il est plus digne de louange d'accomplir une oeuvre de charité par jugement de raison que par la seule passion de pitié (misericordiae).
Uno modo, antecedenter. Et sic, cum obnubilent iudicium rationis, ex quo dependet bonitas moralis actus, diminuunt actus bonitatem, laudabilius enim est quod ex iudicio rationis aliquis faciat opus caritatis, quam ex sola passione misericordiae.
2. D'autres fois, les passions sont consécutives au jugement. Ce peut être d'une double manière :
Alio modo se habent consequenter. Et hoc dupliciter.
a) Par manière de rejaillissement(redundantiae) lorsque, la partie supérieure de l'âme est mue intensément vers une chose, la partie inférieure suit aussi son mouvement. Et ainsi la passion qui existe consécutivement [au jugement] dans l'appétit sensitif est un signe de l'intensité de la volonté. Et ainsi elle indique une bonté morale plus grande.
Uno modo, per modum redundantiae, quia scilicet, cum superior pars animae intense movetur in aliquid, sequitur motum eius etiam pars inferior. Et sic passio existens consequenter in appetitu sensitivo, est signum intensionis voluntatis. Et sic indicat bonitatem moralem maiorem.
b) Par manière de choix : quand l'homme, par un jugement rationnel, choisit d'être affecté de telle passion afin d'agir plus vite (promptius), avec la coopération de l'appétit sensible. La passion ajoute alors à la bonté de l'acte.
Somme, I-II.q24a3ad1)
Alio modo, per modum electionis, quando scilicet homo ex iudicio rationis eligit affici aliqua passione, ut promptius operetur, cooperante appetitu sensitivo. Et sic passio animae addit ad bonitatem actionis.
Commentaires :
Redundantiae traduit par rejaillissement pourrait être aussi traduit par "surabondance", "excès" ou "débordement".
A vérifier mais, a priori, grave erreur de traduction ("l'âme se portant intensément vers une chose") : pars animae intense movetur in aliquid: ici l'âme est mûe et non se meut, movetur est au présent passif, non actif, l'objet prime sur la possibilité volontariste de la raison. Ici, l'âme répond à une attraction. On n'est pas chez Duns Scot ! Même problème ici.
La dernière partie est extraordinaire, le choix de se servir de la passion comme d'une monture pour aller plus vite. Quelle liberté ! On imagine très bien Thomas utilisant son amour passionné de la vérité pour donner plus d'allant à sa recherche concrète malgré la fatigue et autres obstacles.
Promptius : ne veut pas dire immmédiatement "plus vite" mais davantage "plus facilement", en cela que la passion peut de nouveau rendre nos facultés spirituelles prêtes à être utilisées. Mais la traduction reste bonne, la passion habilement utilisée peut maintenir nos facultés éveillées, plus en acte. On est prêt à dégainer, on peut maintenir l'activité spirituelle plus longtemps. De même que Thomas reconnaîtra dans l'autre sens que la fatigue des faultés sensibles adjointes à l'activité contemplative ne permet pas de maintenir la contemplation indéfiniment.