De l'universel d'une double manière il arrive qu'on parle,
d'une manière, selon qu’on le considère sous l'intention d’universalité,
d'une autre manière selon la nature à laquelle cette intention est attribuée ;
en effet
autre est la considération de l’homme universel,
autre est la considération de l’homme en tant qu’homme.
(Somme, I-II.q29a6)
De universali dupliciter contingit loqui,
uno modo, secundum quod subest intentioni universalitatis;
alio autem modo, de natura cui talis intentio attribuitur,
alia est enim consideratio hominis universalis,
et alia hominis in eo quod homo.
1. -- Autre est l'idée d'homme, son concept universel, sans rapport direct à tel homme ; autre est le fait de regarder tel homme en tant qu'il est homme, de voir en lui qu'il est un homme.
On ne peut comprendre immédiatement ce passage. Bien lire le commentaire.
[1. L'appétit naturel]
Certains [êtres] sont inclinés au bien par la seule disposition (habitudinem) de la nature, sans connaissance, comme les plantes et les corps inanimés.
Et une telle inclination au bien est appelée appétit naturel.
[2. L'appétit sensible]
Certains [êtres] sont inclinés au bien avec une certaine connaissance,
non qu’elles connaissent la ratio boni elle-même [= la raison de bien, la notion universelle de bien],
mais connaissent un certain bien particulier ;
comme le sens, qui connaît le doux, le blanc, etc.
L'inclination qui suit cette connaissance est dîte appétit sensitif.
Certains autres [êtres] sont inclinés au bien avec une connaissance par laquelle ils connaissent la ratio boni elle-même, ce qui est le propre de l'intellect. [ --> rien d'autre que l'intellect ne peut saisir une ratio, par abstraction chez les hommes, par saisie directe chez les anges]
Et ceux-là sont inclinés vers le bien de la façon la plus parfaite (perfectissime) ;
car ils ne sont pas, comme (quasi) par un autre, seulement [inclinés] directement au bien,
comme il arrive aux êtres à qui manque la connaissance ; [= appétit naturel]
ni au bien de manière particulière seulement
comme les êtres doués de connaissance sensible ;
mais ils sont comme (quasi) inclinés vers le bien universel lui-même.
Et cette inclination est dite « volonté ».
C’est pourquoi, puisque les anges appréhendent par leur intelligence la raison universelle de bien, il est manifeste qu’il y a en eux une volonté.
(Somme, I.59a1)
[1.]
Quaedam enim inclinantur in bonum, per solam naturalem habitudinem, absque cognitione, sicut plantae et corpora inanimata.
Et talis inclinatio ad bonum vocatur appetitus naturalis.
[2.]
Quaedam vero ad bonum inclinantur cum aliqua cognitione;
non quidem sic quod cognoscant ipsam rationem boni,
sed cognoscunt aliquod bonum particulare;
sicut sensus, qui cognoscit dulce et album et aliquid huiusmodi.
Inclinatio autem hanc cognitionem sequens, dicitur appetitus sensitivus.
[3.]
Quaedam vero inclinantur ad bonum cum cognitione qua cognoscunt ipsam boni rationem; quod est proprium intellectus.
Et haec perfectissime inclinantur in bonum;
non quidem quasi ab alio solummodo directa in bonum,
sicut ea quae cognitione carent;
neque in bonum particulariter tantum,
sicut ea in quibus est sola sensitiva cognitio;
sed quasi inclinata in ipsum universale bonum.
Et haec inclinatio dicitur voluntas.
Unde cum angeli per intellectum cognoscant ipsam universalem rationem boni, manifestum est quod in eis sit voluntas.
1. -- Bien faire attention a chaque fois que TH. parle de ratio boni, le sujet est delicat. Car on n'aime en effet pas un universel, une notion, mais toujours tel bien existant. Toutefois on ne l'aime pas uniquement comme on aime particulièrement un être particulier ! - Cela demande un peu de finesse ici, mais c'est tès grisant intellectuellement à comprendre. - Sans la ratio boni je ne peux voir les divers plans de biens, le plan du bien naturel, le plan du bien sensible, le plan du bien spirituel. A chaque fois on touche le bien, ce qui me permet, bien que les plans soient différents, d'abstraire la notion commune de bien, ce qu'au Moyen-Âge on appelle ratio boni. Ayant la capacité de voir le bien partout où il se trouve, je peux les ordonner entre eux, je peux voir qu'un bien spirituel est supérieur à un bien sensible. Aimer spirituellement une personne n'est pas la même chose que l'aimer pour ses qualités sensibles, physiques, etc. Et cela se fait nécessairement avec le concours de l'intellect. La volonté, comme volonté, ne peut abstraire ; mais, dans l'expérience volontaire, c'est à dire dans l'expérience de mon appétit spirituel pour le bien spirituel, je fais appelle à mon intellect pour distinguer mon attraction au bien spirituel de mon attraction au bien sensible. En jugeant qu'un bien sensible et un bien spirituel sont tous les deux des biens, je vois par la même occasion ce qui les différencie l'un de l'autre. Grâce au commun saisi par la ratio boni, je distingue comme par soustraction ce qui reste : leur différence, qualités sensibles d'un côté, qualité spirituelle de l'autre. Et c'est alors en le connaissant et en le jugeant pour ce qu'il est, que j'aime spirituellement un bien en ce qu'il a de spirituel. - Ce qui n'exclue pas les autres plans, comme le souligne TH. au moment où il parle des passions qui peuvent/doivent être assumées, "emmenées", dans l'acte d'amour spirituel.
2. -- Quand Thomas parle d'inclination vers le bien universel lui-même, il faut bien notre le quasi. : "quasi inclinata in ipsum universale bonum". Il ne faut pas entendre que l'appétit volontaire se porte vers l'idée en soi du bien mais que dans tel bien elle discerne que c'est un bien. Elle est capable de juger que ce bien est un bien et un bien spirituel aimable spirituellement. Thomas n'est pas ici platonicien, il ne dit pas qu'il faut aimer la ratio boni.
3. -- A distinguer de la quête universelle du bonheur, voir par exemple ici.
4. -- A noter : ce qu'est le propre de l'intellect : appréhender la ratio d'une chose, ce qu'est une chose... "Ceci est un bien".
Autrement la raison transcende [= surpasse] le sens,
et autrement l'intellect la raisona.
La raison transcende le sens selon la diversité de ce qui est connu ; car
le sens concernent (est) les choses particulières,
tandis que la raison [concerne] les choses universelles.
C'est pourquoi il faut
qu'il y ait un autre appétit qui tende vers le bien universel, qui est dû à la raison ;
et un autre qui tende vers le bien particulier, qui est dû au sens.
Mais l'intellect et la raison diffèrent seulement par leur mode de connaissance ;
l'intellect connaît par simple intuition (simplici intuiti) ; [= ATTENTION à bien comprendre ce mot chez TH.]
la raison connaît par discursion d'une chose à l'autre (discurrendo de uno in aliud).
Mais
la raison parvient à connaître par la discursion,
ce que l'intellect connaît sans la discursion,
à savoir l'universel.
C’est donc le même objet qui est proposé à la [puissance] appétitive,
et du côté de la raison,
et du côté de l'intellect.
De là, chez les anges (qui sont des [êtres] uniquement intellectuels [= i.e. : purement spirituels]), le fait qu'il n'y ait pas d'appétit supérieur à la volonté.
(Somme,I.q59a1ad1)
Aliter ratio transcendit sensum,
et aliter intellectus rationem.
Ratio enim transcendit sensum, secundum diversitatem cognitorum,
nam sensus est particularium,
ratio vero universalium.
Et ideo oportet
quod sit alius appetitus tendens in bonum universale, qui debetur rationi;
et alius tendens in bonum particulare, qui debetur sensui.
Sed intellectus et ratio differunt quantum ad modum cognoscendi,
quia scilicet intellectus cognoscit simplici intuitu,
ratio vero discurrendo de uno in aliud.
Sed tamen
ratio per discursum pervenit ad cognoscendum illud,
quod intellectus sine discursu cognoscit,
scilicet universale.
Idem est ergo obiectum quod appetitivae proponitur
et ex parte rationis,
et ex parte intellectus.
Unde in angelis, qui sunt intellectuales tantum, non est appetitus superior voluntate.
a. Au lieu de "Ce n'est pas de la même manière que la raison est supérieure au sens, et l'intelligence à la raison."
1. -- "simplici intuiti" : attention, le mot intuiti (participe parfait passif, masculin) désigne - ou un acte dans lequel l'image d'une réalité est réfléchie par un miroir (Gaffiot) - ou un acte de considération attentive (Gaffiot, Deferrari), possiblement accompagnée d'étonnement ou d'admiration (Cassel's) . Ces deux dimensions sont à reprendre dans ce qui se passe dans l'appréhension, où l'intellect produit un concept universel abstrait à partir de l'image de la réalité laissée dans l'imagination. Il ne s'agit en aucun cas de comprendre ce mot comme nous comprenons l'intuition artistique aujourd'hui.
2. -- A l'appréhension suit le jugement. Ce qui a été appréhendé est ensuite jugé dans la réalité. On abstrait le concept arbre à partir des expérience de tel et tel arbre, puis, on retourne au réel (en vérifiant alors que l'abstraction s'est bien faite) en jugeant : "ceci est un arbre", "ceci est bien un arbre".
3. -- Le raisonnement se terminera lui aussi dans un jugement, mais de manière médiate, à travers la discursion.
4. -- La finale du texte s'explique ainsi : si la raison et l'intellect touchait une réalité différente, ils proposeraient tout deux une réalité différente à la partie appétitive, il faudrait alors deux puissances appétitives différentes, et donc une en plus de la puissance volontaire.
5. -- Soulignons encore une fois que la volonté ne peux faire sans l'intellect (ou la raison) pour pouvoir aimer spirituellement un bien spirituel, car il faut qu'elle puisse d'abord en juger, et le jugement passe par l'universel.
Autrement la raison transcende [= surpasse] le sens,
et autrement l'intellect la raisona. (...)
Mais l'intellect et la raison diffèrent seulement par leur mode de connaissance ;
l'intellect connaît par simple intuition (simplici intuiti) ; [= ATTENTION à bien comprendre ce mot chez TH.]
la raison connaît par discursion d'une chose à l'autre (discurrendo de uno in aliud).
Ce qui n'empêche pas la raison de parvenir à connaître par la discursion, ce que l'intellect connaît sans la discursion, à savoir l'universel [--> par l'appréhension].
(Somme,I.q59a1ad1)
Aliter ratio transcendit sensum,
et aliter intellectus rationem. (...)
Sed intellectus et ratio differunt quantum ad modum cognoscendi,
quia scilicet intellectus cognoscit simplici intuitu,
ratio vero discurrendo de uno in aliud.
Sed tamen ratio per discursum pervenit ad cognoscendum illud, quod intellectus sine discursu cognoscit, scilicet universale.
a. Au lieu de "Ce n'est pas de la même manière que la raison est supérieure au sens, et l'intelligence à la raison."
1. -- "simplici intuiti" : attention, le mot intuiti (participe parfait passif, masculin) désigne - ou un acte dans lequel l'image d'une réalité est réfléchie par un miroir (Gaffiot) - ou un acte de considération attentive (Gaffiot, Deferrari), possiblement accompagnée d'étonnement ou d'admiration (Cassel's) . Ces deux dimensions sont à reprendre dans ce qui se passe dans l'appréhension, où l'intellect produit un concept universel abstrait à partir de l'image de la réalité laissée dans l'imagination. Il ne s'agit en aucun cas de comprendre ce mot comme nous comprenons l'intuition artistique aujourd'hui.
2. -- A l'appréhension suit le jugement. Ce qui a été appréhendé est ensuite jugé dans la réalité. On abstrait le concept arbre à partir des expérience de tel et tel arbre, puis, on retourne au réel (en vérifiant alors que l'abstraction s'est bien faite) en jugeant : "ceci est un arbre", "ceci est bien un arbre".
3. -- Le raisonnement se terminera lui aussi dans un jugement, mais de manière médiate, à travers la discursion.
...alors qu'elle ne peut vouloir autrement (comme volonté) que sous la ratio boni
Ce qui meut cause de nécessité le mouvement dans le mobile, quand le pouvoir de ce qui meut excède le mobile, de telle sorte que toute sa possibilité de mouvement est soumise à ce qui meut.
Avec le fait que la possibilité de la volonté regarde le bien universel et parfait, toute sa possibilité ne peut être soumise en tout à quelque bien particulier.
C’est pourquoi elle n’est pas de nécessité mise en mouvement par lui.
(Somme, I.q82a2ad2)
Movens tunc ex necessitate causat motum in mobili, quando potestas moventis excedit mobile, ita quod tota eius possibilitas moventi subdatur.
Cum autem possibilitas voluntatis sit respectu boni universalis et perfecti, non subiicitur eius possibilitas tota alicui particulari bono.
Et ideo non ex necessitate movetur ab illo.
1. -- C'est la raison de bien (ratio boni) qui est nommée ici bien universel et parfait. En tant que ratio elle ne peut pas être incomplète, d'où le mot parfait ici.
2. -- La volonté n'est pas soumise en tout à tel bien particulier mais seulement dans la mesure où la volonté veut toujours sous la raison de bien, c'est à dire que la volonté ne veut que ce qui lui apparaît comme bien. Si un bien particulier lui apparaît comme un bien, alors elle veut ce bien particulier, mais à travers la ratio boni, et donc elle n'est pas liée en tout au bien particulier. L'animal juge d'un jugement naturel (qui lui vient d'un autre comme dit Thomas, c'est à dire de son créateur), alors que l'homme a la capacité de juger de lui-même si telle chose est un bien.
D'où la nécessité de "travailler" pour acquérir la prudence
[Rappel]
Comme il ressort de ce qu'on a avancé plus haut, la prudence inclut la connaissance
et des [principes] universels
et des opérables singuliers des circonstances singulières relatives à l'action,
l'homme prudent appliquant à celles-ci les principes universels.
A.
Sicut ex praemissis patet, prudentia includit cognitionem
et universalium
et singularium operabilium,
ad quae prudens universalia principia applicat.
[Du côté de la connaissance universelle : premiers principes et principes seconds]
Quant à la connaissance universelle donc, on a le même rapport
pour la prudence
et pour la science spéculative.
Parce que l'une et l'autre connaissent naturellement les premiers principes universels, selon ce qu'on a dit plus haut ;
(avec cette différence que les principes communs de la prudence sont plus connaturels à l'homme ; comme dit en effet le Philosophe : "La vie spéculative est au-dessus de la nature de l'homme").
Mais les principes universels postérieurs,
soit de la raison spéculative
soit de la raison pratique,
on ne les possède pas par nature
mais on les découvre
par l'expérience,
ou par l'enseignement.
B.
Quantum igitur ad universalem cognitionem, eadem ratio est
de prudentia
et de scientia speculativa.
Quia utriusque prima principia universalia sunt naturaliter nota, ut ex supradictis patet,
nisi quod principia communia prudentiae sunt magis connaturalia homini; ut enim philosophus dicit, in X Ethic., vita quae est secundum speculationem est melior quam quae est secundum hominem.
Sed alia principia universalia posteriora,
sive sint rationis speculativae
sive practicae,
non habentur per naturam,
sed per inventionem secundum viam
experimenti,
vel per disciplinam.
[Du côté de la connaissance particulière]
Quant à la connaissance particulière de ce qui concerne l'opération, il faut de nouveau distinguer. Parce que l'opération a rapport
ou à la fin
ou à ce qui est en vue de la fin.
[Les fins]
Or les fins droites de la vie humaine sont déterminées. Il peut donc y avoir inclination naturelle à l'égard de ces fins ; ainsi a-t-on dit précédemment que certains, par disposition naturelle, possèdent certaines vertus les inclinant vers des fins droites, et donc possèdent par nature aussi un jugement droit relatif à ces fins.
[Les moyens]
Mais les choses qui sont en vue de la fin [= les moyens], dans le domaine des choses humaines, ne sont pas déterminées ; elles sont sujettes à toute sorte de variations selon
la diversité des personnes
et des affaires (negotiorum).
[Conclusion]
Aussi, parce que l'inclination de la nature se porte toujours vers du déterminé, une telle connaissance ne peut être innée (inesse) par nature chez l'homme ;
(toutefois, l'un peut être naturellement plus apte que l'autre à discerner ce genre d'actions, comme il arrive aussi pour les conclusions des sciences spéculatives).
Parce que la prudence n'a pas pour objet les fins mais les choses qui sont en vue de la fin [= les moyens], comme on l'a établi plus haut, elle n'est pas naturelle à l'homme.
C.
Quantum autem ad particularem cognitionem eorum circa quae operatio consistit est iterum distinguendum. Quia operatio consistit circa aliquid
vel sicut circa finem;
vel sicut circa ea quae sunt ad finem.
[Les fins]
Fines autem recti humanae vitae sunt determinati. Et ideo potest esse naturalis inclinatio respectu horum finium, sicut supra dictum est quod quidam habent ex naturali dispositione quasdam virtutes quibus inclinantur ad rectos fines, et per consequens etiam habent naturaliter rectum iudicium de huiusmodi finibus.
[Les ]
Sed ea quae sunt ad finem in rebus humanis non sunt determinata, sed multipliciter diversificantur secundum
diversitatem personarum
et negotiorum.
D.
Unde quia inclinatio naturae semper est ad aliquid determinatum, talis cognitio non potest homini inesse naturaliter,
licet ex naturali dispositione unus sit aptior ad huiusmodi discernenda quam alius; sicut etiam accidit circa conclusiones speculativarum scientiarum.
Quia igitur prudentia non est circa fines, sed circa ea quae sunt ad finem, ut supra habitum est; ideo prudentia non est naturalis.
1. -- eadem ratio est : voir si l'on peut dire que l'expression indique un rapport analogique, a priori oui. La prudence est à l'égard des premiers principes du domaine pratique, ce que la science spéculative est aux premiers principes spéculatifs.
2. -- Bien noter cette particularité de la prudence : elle inclut connaissance de l'universel et connaissance du particulier... A creuser.