II dit donc d’abord : C’est pourquoi, c’est-à-dire parce qu'ils ont changé la vérité de Dieu en mensonge, Dieu les a livrés,
non pas en les poussant au mal,
mais en les abandonnant eux-mêmes "à des passions d’ignominie,"
c’est-à-dire à des péchés contre nature, qui sont dits passions, selon que la passion est proprement dîte du fait que quelque chose est tirée en dehors de l'ordre de sa nature, par exemple
avec l'eau chauffée et
avec l'homme affaibli.
D'où, parce que par des péchés de cette sorte l'homme s'écarte de l'ordre naturel, ils sont convenablement dits "passions" ; ainsi plus bas en Rom. VII, 5 : "Les passions des péchés [(...) opéraient dans nos membres]".
Ils sont dits des passions "d’ignominie," parce qu’elles ne sont pas dignes d'avoir un nom, selon ce passage de l’Ép. Aux Éphésiens (V, 12) : "Ce que ces hommes font dans le secret est honteux à dire."
Si en effet les péchés de la chair sont ordinairement blâmable parce que par eux l’homme est abaissé à ce qui en lui est animal,
combien plus à propos du péché contre nature, par lequel l’homme déchoît en plus de la nature animale.
Osée, IV, 7 : "Je changerai leur gloire en ignominie."
Dicit ergo primo propterea, scilicet quia Dei veritatem in mendacium mutaverunt, tradidit illos Deus,
non quidem impellendo in malum
sed deserendo, in passiones ignominiae,
id est peccata contra naturam, quae dicuntur passiones, secundum quod proprie passio dicitur ex eo quod aliquid trahitur extra ordinem suae naturae, puta
cum aqua calefit aut
cum homo infirmatur.
Unde quia per huiusmodi peccata homo recedit ab ordine naturali, convenienter dicuntur passiones, infra VII, 5: passiones peccatorum.
Dicuntur autem passiones ignominiae quia non sunt nomine digna, secundum illud Eph. c. V, 15: quae aguntur in occulto ab eis turpe est dicere. Si enim peccata carnis
communiter exprobrabilia sunt quia per ea homo deducitur ad id quod est bestiale in homine,
multo magis peccatum contra naturam, per quod etiam homo a natura bestiali decidit.
Os. IV, 7: gloriam eorum in ignominiam commutabo.
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1. "La passion est proprement dîte du fait que quelque chose est tirée en dehors de l'ordre de sa nature" : Thomas est fidèle à sa compréhension de la passion comme quelque chose de neutre moralement. Ici, le péché tire l'homme de son ordre naturel au bien, en cela il se laisse modifier par une chose dont il ne devrait pas accepter l'attraction.
En cela qu'il est atteint, l'homme est affecté d'une passion,
en cela qu'il se laisse atteindre par quelque chose dont il devrait s'écarter, l'homme pêche.
C'est pourquoi Thomas précise : "parce que telle chose, alors il convient, dans ce cas, que le péché soit dit passion" (nous paraphrasons).
Les délectations du corps, par leur augmentation ou leur seule continuité, super-excèdent la disposition naturelle et engendrent le dégoût (fastidiosae), comme on le voit pour la délectation de manger. C'est pourquoi, lorsqu'on est parvenu à la perfection dans les plaisirs corporels, ils nous dégoûtent et, parfois, on a l'appétit de quelques autres [délectations].
Mais les déléctations spirituelles ne super-excèdent jamais la disposition naturelle (naturalem habitudinem) ; mais ils perfectionnent la nature. Aussi, lorsqu'on parvient à l'accomplisement en eux, c'est alors qu'ils sont le plus agréables (delectabiles) ; sauf peut-être par accident, du fait qu'à l'activité contemplative sont unies (adiunguntur) quelques opérations des puissances corporelles qui sont fatiguées (lassantur) par la prolongation de leur activité.
(Somme, Ia-IIae, q33a2)
Delectationes enim corporales, quia augmentatae, vel etiam continuatae, faciunt superexcrescentiam naturalis habitudinis, efficiuntur fastidiosae; ut patet in delectatione ciborum. Et propter hoc, quando aliquis iam pervenit ad perfectum in delectationibus corporalibus, fastidit eas, et quandoque appetit aliquas alias.
Sed delectationes spirituales non superexcrescunt naturalem habitudinem, sed perficiunt naturam. Unde cum pervenitur ad consummationem in ipsis, tunc sunt magis delectabiles, nisi forte per accidens, inquantum operationi contemplativae adiunguntur aliquae operationes virtutum corporalium, quae per assiduitatem operandi lassantur.
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1. Que les biens et les plaisirs corporels soient dans la nécessité naturelle de se limiter à une certaine mesure pour rester des biens et des plaisirs est également abordé en I-II.q32a7.
Le mouvement de la volonté est une certaine inclination vers quelque chose ;
et c’est pourquoi,
de même que quelque chose est dit « naturel » parce que [cette chose] est selon une inclination de la nature,
de même quelque chose est dit « volontaire » parce que [cette chose] est selon l’inclination de la volonté.
(Somme, I.q82a1)
Motus voluntatis est inclinatio quaedam in aliquid.
Et ideo
sicut dicitur aliquid naturale quia est secundum inclinationem naturae,
ita dicitur aliquid voluntarium quia est secundum inclinationem voluntatis.
1. -- Intéressant de voir à quel point ce qui est dit volontaire n'a rien à voir avec la notion actuelle, celle du sujet qui se propose de faire quelque chose de par sa propre volonté qu'il pose comme absolu et comme vide de tout objet pré-determiné. Le mot inclination chez Thomas peut se prendre ou de la fin ou des moyens (voir DeVer.q22a4). La volonté est inclinée au bonheur de manière nécessaire mais la volonté peut s'incliner elle-même quant aux moyens qu'elle prend pour parvenir au bonheur.
Cette même volonté voudra les nécessairement les moyens sans lesquels cette fin ne peut être atteinte
Il faut que n’importe quelle volonté ait une certaine fin
qu’elle veut naturellement,
et qu’elle ne puisse pas vouloir le contraire ;
ainsi l’homme naturellement et par nécessité veut le bonheur et il ne peut pas vouloir le malheur.
Cependant,
avec le fait que la volonté veut nécessairement sa fin naturelle,
elle veut aussi nécessairement les choses sans lesquelles elle ne peut pas atteindre sa fin,
si elle les connaît ;
et ce sont les choses qui sont proportionnées à la fin ; par exemple, si je veux la vie, je veux de la nourriture.
(DePot.q1a5)
Oportet enim quod quaelibet voluntas habeat aliquem finem
quem naturaliter velit,
et cuius contrarium velle non possit ;
sicut homo naturaliter et de necessitate vult beatitudinem, et miseriam velle non potest.
Cum hoc autem quod voluntas velit necessario finem suum naturalem,
vult etiam de necessitate ea sine quibus finem habere non potest,
si hoc cognoscat ;
et haec sunt quae sunt commensurata fini ; sicut si volo vitam, volo cibum.
1. -- Voilà une manière de penser qui est totalement à l'opposé de ce qui est proposé par l'air ambiant depuis quelques siècles déjà chez les intellectuels mais maintenant aussi très répandue chez tous. Ce que dit Thomas est effrayant pour l'homme moderne, il pense que Thomas soutient que l'homme n'est pas libre, qu'il est totalement déterminé. Bien sûr rien n'est plus faux. Thomas souligne simplement ce qu'il constate exprimentalement, et ce avec quoi tout un chacun ne peut qu'être d'accord : il existe quantités de choses vis à vis desquelles nous ne sommes pas libres. A commencer par notre rapport au bonheur et notre rapport à une personne aimée.
La volonté humaine appète [= désire] naturellement la béatitude [= le bonheur], et relativement à cet objet voulu la volonté a une nécessité, puisqu’elle tend vers lui par mode de nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas être heureux, ou être malheureux.
(DeVer.q23a4)
Humana voluntas naturaliter appetit beatitudinem, et respectu huius voliti vo‑ luntas necessitatem habet, cum in ipsum tendat per modum naturae ; non enim potest homo velle non esse beatus, aut esse miser.
La nécessité de l'ordre naturel ne répugne pas [= ne s'oppose pas] à la liberté, mais seulement la nécessité de contrainte.
(DeVer.q23a4adsc - Toute fin de la question)
Necessitas naturalis ordinis libertati non repugnat, sed sola necessitas coactionis.
Important au plus haut point, sinon nous serions obligé de nier préalablement tout ce que nous sommes pour pouvoir être libre de tout ce que nous sommes.
De même que nous ne jugeons pasdes premiers principes en les examinant,
mais que nous y assentons (assentimus) naturellement et examinons toutes les autres choses d’après eux ;
ainsi, dans le domaine de l’appétit, nous ne jugeons pasde la fin ultime par un jugement de discussion ou d’examen,
mais nous l’approuvons naturellement (naturaliter approbamus),
et c’est pourquoi il n’y a pas sur elle élection, mais volonté.
(DeVer.q24a1ad20)
Sicut de primis principiisnon iudicamus ea examinantes,
sed naturaliter ei assentimus, et secundum ea omnia alia examinamus;
ita et in appetibilibus, de fine ultimonon iudicamus iudicio discussionis vel examinationis,
sed naturaliter approbamus,
propter quod de eo non est electio, sed voluntas.
1. -- in appetibilibus : dans les choses possiblement objets de désir, c'est le domaine de l'agir, de l'action en relation à un bien que nous recherchons.
2. -- Nous ne décidons pas si nous voulons être heureux, nous constatons que nous le voulons naturellement.
de l’action propre, quand quelque chose est fait (agitur) non selon ce qui est dû (debitum), ainsi qu’on le voit clairement au deuxième livre de la Physique.
(DeVer.q24a7)
Nihil enim est aliud peccatum,
sive in rebus naturalibus
sive artificialibus
sive voluntariis dicatur,
quam
defectus
vel inordinatio
propriae actionis, cum aliquid agitur non secundum quod debitum est agi, ut patet II Phys. [l. 14 (199 a 33)].
Où l'ont voit bien ici que le sens du mot péché est plus large pour Thomas que dans notre acception actuelle seulement limitée au domaine moral. Pour Thomas, le péché est simplement, d'une manière ou d'une autre, une chose qui fait défaut à son ordre propre. Pour rendre une partie de la signification de ce mot telle qu'elle est pensée par Thomas, on pourrait traduire par "défaillance", "défectuosité", ce qui serait particulièrement adapté aux "réalités artificielles" dont parle Thomas, une mécanique construite par l'homme peut défaillir. En suivant Thomas, on peut dire qu'un moulin dont la mécanique défaille est un moulin qui pêche. Le péché est vu ici dans un sens large comme un bug.
Sur le mot debitum, il est significatif que le péché soit vu comme une soustraction à ce qui est dû, le monde créé est débiteur d'un ordre qui lui est intrinsèque. Mais on pourrait dire la même chose de Dieu, il est lui aussi, en quelque sorte, débiteur de ce qu'il est, Dieu est dépendant de sa propre nature. La différence réside dans le fait que le monde créé peut faillir alors que Dieu agit à l'égard de lui-même de manière nécessairement ordonnée.
La distinction par laquelle est distinguée raison comme raison et raison comme nature peut être intelligée (intelligi) de deux manières. [= intelligi, "être compris" ne rend pas l'acte simple de l'intellect lorsqu'il une chose est par lui intelligée, mieux vaudrait traduire par "être saisie" ou "être touchée", ~ le tugein d'Aristote. Concrètement, "comprendre" fait davantage référence à l'expérience du raisonnement.]
[A. Première manière de distinguer - du point de vue de l'être]
De la première manière,
la raison « comme nature » est dîte raison
selon qu’elle est la nature de la créature rationnelle,
c’est‑à‑dire que, fondée dans l’essence de l’âme, elle donne au corps l’être naturel (esse naturale) ; [= ~ une chose est ce qu'elle est par sa partie la meilleure, mais cette partie est liée indirectement à des éléments qui ne lui sont pas propres du fait qu'elle appartient à un être qui ne réduit pas à elle]
mais on parle de la raison « comme raison »
selon ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison,
et cela est son acte, parceque les puissances se définissent par les actes.
Ainsi, parce que la douleur
n’est pas dans la raison supérieure en tant qu’elle se rapporte à son objet par son acte propre
mais en tant qu’elle est enracinée dans l’essence de l’âme,
on dit que la raison supérieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison.
(Et il en va de même pour la vue, qui est fondée sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure (laesionem) de deux façons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est émoussée par une lumière très forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondée dans le toucher, comme lorsque l’œil est piqué ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance (passio) de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.)
Distinctio illa qua distinguitur ratio ut ratio, et ratio ut natura, dupliciter potest intelligi.
[A.]
Uno modo ita quod
ratio ut natura dicatur ratio
secundum quod est naturae creaturae rationalis,
prout scilicet fundata in essentia animae dat esse naturale corpori :
ratio vero ut ratio dicatur
secundum id quod est proprium rationis in quantum est ratio ;
et hoc est actus eius, quia potentiae definiuntur per actus.
Quia igitur dolor
non est in superiori ratione prout secundum actum proprium comparatur ad obiectum,
sed secundum quod in essentia animae radicatur ;
ideo dicitur quod superior ratio patiebatur dolorem ut natura, non autem ut ratio.
Et est simile de visu qui fundatur super tactum, in quantum organum visus est organum tactus. Unde dupliciter visus potest pati laesionem : uno modo per actum proprium, sicut cum ab excellenti luce visio obtunditur : et haec est passio visus ut visus ; alio modo prout fundatur in tactu, ut cum oculus pungitur, vel aliquo calore dissolvitur : et hoc non est passio visus ut est visus, sed ut est quidam tactus.
[B. Première manière de distinguer - du point de vue de la connaissance et de l'appétit]
D'une autre manière peut être intelligée (intelligi) la distinction susdite, ainsi nous disons que la raison comprise (intelligi),
comme nature
selon que la raison se rapporteà ce que naturellement elle
connaît
ou appète [= désire spirituellement, i.e : veut] ;
comme raison
selon que, par une certaine confrontation, elle est ordonnéeà quelque chose (aliquid)
à connaître
ou à appéter [= désirer],
attendu que le propre de la raison est de confronter.
Or il est certaines [choses] qui,
selon qu'elles sont considérées en elles-mêmes, sont à éviter,
mais appétées [désirées] selon qu'elles sont ordonnées à autre chose :
par exemple, la faim et la soif, considérées en elles-mêmes, sont à éviter, mais, si on les considère comme utiles au salut de l’âme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se réjouit à leur sujet, au lieu que la raison comme nature s’attriste à cause d’elles. De même, la passion corporelle du Christ considérée en soi était à éviter : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas (nolebat) ; mais en tant qu’elle était ordonnée au salut du genre humain, alors elle était bonne et objet d’appétit (appetibilis) ; et ainsi, la raison comme raison la voulait (volebat) et en retirait une joie.
(DeVer.q26a9ad7)
[B.]
Alio modo potest intelligi praedicta distinctio, ut dicamus
rationem ut naturam intelligi
secundum quod ratio comparaturad ea quae naturaliter
cognoscit
vel appetit ;
rationem vero ut rationem,
secundum quod per quamdam collationem ordinaturad aliquid
cognoscendum
vel appetendum,
eo quod rationis est proprium conferre.
Sunt enim quaedam quae
secundum se considerata sunt fugienda,
appetuntur vero secundum ordinem ad aliud :
sicut fames et sitis secundum se considerata sunt fugienda ; prout autem considerantur ut utilia ad salutem animae vel corporis, sic appetuntur. Et sic ratio ut ratio de eis gaudet, ratio vero ut natura de eis tristatur. Ita etiam passio corporalis Christi in se considerata fugienda erat : unde ratio ut natura de ea contristabatur et eam nolebat ; prout vero ordinabatur ad salutem humani generis, sic bona erat et appetibilis ; et sic ratio ut ratio eam volebat, et inde gaudebat.
1. -- Dans la 2ème manière de distinguer on met la raison face à son objet ou en disant comparatur ou en disantordinatur. Voir ce que cela implique :
Raison comme nature (point de vue immédiat, matériel)
Raison comme raison (point de vue de la fin)
comparatur
ordinatur
naturellement
per collationem
la raison s'attriste de la faim et de la soif, car avoir faim ou soif n'est pas agréable
la raison se réjouit de la faim et de la soif, car la faim et la soif sont ordonnées à me nourrir, sans quoi je mourrais
De l'universel d'une double manière il arrive qu'on parle,
d'une manière, selon qu’on le considère sous l'intention d’universalité,
d'une autre manière selon la nature à laquelle cette intention est attribuée ;
en effet
autre est la considération de l’homme universel,
autre est la considération de l’homme en tant qu’homme.
(Somme, I-II.q29a6)
De universali dupliciter contingit loqui,
uno modo, secundum quod subest intentioni universalitatis;
alio autem modo, de natura cui talis intentio attribuitur,
alia est enim consideratio hominis universalis,
et alia hominis in eo quod homo.
1. -- Autre est l'idée d'homme, son concept universel, sans rapport direct à tel homme ; autre est le fait de regarder tel homme en tant qu'il est homme, de voir en lui qu'il est un homme.
La tristesse fatigue, elle est comme une maladie de l'appétit
... D'où
comme la délectation [= plaisir, joie] est à l'égard de la tristesse
dans les mouvements de l’appétit,
ainsi ce qu'est le repos à la fatigue
dans les mouvements corporels,
[fatigue] qui provient de quelque transmutation non naturelle (innaturali), car la tristesse elle-même
[implique] une certaine fatigue
ou implique (importat) un état maladif de la puissance appétitive
(Somme, I-II.q38a1)
... Unde
sic se habet
delectatio ad tristitiam
in motibus appetitivis,
sicut se habet
in corporibus
quies ad fatigationem,
quae accidit ex aliqua transmutatione innaturali, nam et ipsa tristitia
fatigationem quandam,
seu aegritudinem appetitivae virtutis importat.
La tristesse fatigue car elle est le signe que le bien désiré n'a pas été atteint, cette incomplétude de l'appétit plonge dans la division qui fatigue.
D'une certaine manière, ce n'est pas naturel d'être triste, nous ne sommes pas fait pour cela. La tristesse est comme un état de violence pour l'appétit.
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Comme si Thomas disait qu'il y a quelque chose dans la nature de naturellement non naturel, comme si la nature jouait naturellement contre elle-même. La fatigue est naturelle, mais du point de vue de ce que doit être le mouvement musculaire d'un individu dans son état de pleine forme, elle représente quelque chose qui s'oppose à la nature, de la même manière qu'un appétit qui ne trouve pas son terme quitte d'une certaine manière l'ordre naturel des choses.
Du côté de la joie, nous admettons qu'elle nous donne une grande force pour agir, contrairement à la tristesse qui n'est pas amie de l'action.
Analogiquement, on parlera donc d'un appétit fatigué. On dira que la tristesse produit les mêmes effets dans la dimension appétitive de notre être que la fatigue physique dans le corps : l'arrêt ou la diminution du mouvement. Comme la fatigue empêche l'exercice physique, la tristesse empêche la re-mise en mouvement vers un bien extérieur à atteindre.
Thomas termine en disant que cette fatigue de l'appétit pourrait aussi se comprendre par le terme de "maladie", la tristesse serait ainsi une maladie de l'appétit.
Après avoir dit ce qu'elle était (ce que nous ressentons en l'absence du bien), Thomas se livre ici à une forme de description expérimentale, presque psychologique, de la tristesse.
nécessité de la fin vs nécessité de contrainte, vs nécessité naturelle
La nécessité de la fin ne répugne pas à la volonté quand on ne peut parvenir à la fin sinon d'une seule manière ; par exemple si on a la volonté de traverser la mer, il est nécessaire pour la volonté qu’elle veuille le bateau.
Pareillement la nécessité naturelle ne répugne pas à la volonté. Bien au contraire, il doit en être ainsi :
de même que l’intellect adhère1(inhaereat) par nécessité aux premiers principes,
ainsi la volonté adhère (inhaereat) par nécessité à la fin dernière, qu’est la béatitude.
De fait, la fin est dans le domaine des actions (operativis)
comme le principe dans le domaine des [actes] spéculatifs,
comme il est dit le en Physique, II.
Il faut donc que ce qui convient naturellement et immuablement (immobiliter) à quelque chose, soit fondement et principe de tous les autres, parce que
la nature de la chose (rei) est première en chacune de [ces choses],
et tout mouvement procède à partir d'un principe immobile.
(Somme, I.q82a1)
Necessitas autem finis non repugnat voluntati, quando ad finem non potest perveniri nisi uno modo, sicut ex voluntate transeundi mare, fit necessitas in voluntate ut velit navem.
Similiter etiam nec necessitas naturalis repugnat voluntati. Quinimmo necesse est quod,
sicut intellectus ex necessitate inhaeret primis principiis,
ita voluntas ex necessitate inhaereat ultimo fini, qui est beatitudo ;
finis enim se habet in operativis
sicut principium in speculativis,
ut dicitur in II Physic.
Oportet enim quod illud quod naturaliter alicui convenit et immobiliter, sit fundamentum et principium omnium aliorum, quia
natura rei est primum in unoquoque,
et omnis motus procedit ab aliquo immobili.
QUESTION ENTIERE
"Nécessité" se dit de plusieurs manière. Le nécessaire est "ce qui ne peut pas ne pas être".
D'une première manière, cela peut convenir à quelque chose à partir d’un principe intrinsèque ;
soit d’un principe matériel, comme lorsque l’on dit que tout composé de contraires doit nécessairement se corrompre ;
soit d’un principe formel, comme lorsque l’on dit nécessaire que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux droits. Et cela est la nécessité naturelle et absolue.
Il peut ensuite convenir à un être de ne pouvoir pas ne pas être en raison d’un principe extrinsèque, cause finale ou efficiente.
(a)[Du côté de la nécessité à partir de] la fin, cela arrive quand un être ne peut atteindre sa fin, ou l’atteindre convenablement sans ce principe ; par exemple, la nourriture est nécessaire à la vie, le cheval au voyage. Cela s’appelle nécessité de la fin, ou parfois encore l’utilité.
(b)Tandis que [du côté de la nécessité] à partir de l'agent, la nécessité se rencontre quand un être se trouve contraint par un agent de telle sorte qu’il ne puisse pas faire le contraire. C’est la nécessité de contrainte.
(b) Cette dernière nécessité répugne tout à fait à la volonté. Car nous appelons violent ce qui est contraire à l’inclination naturelle d’une chose (rei). Or, le mouvement volontaire est une certaine inclination vers quelque chose (aliquid). Par suite, comme on appelle naturel ce qui est conforme à l’inclination de la nature, ainsi appelle-t-on volontaire ce qui est conforme à l’inclination de la volonté. Or, il est impossible qu’un acte soit à la fois violent et naturel ; il est donc également impossible qu’un acte soit absolument contraint ou violent, et en même temps volontaire.
(a) Mais la nécessité venue de la fin ne répugne pas à la volonté, lorsqu’elle ne peut atteindre cette fin que par un seul moyen ; ainsi lorsqu’on a la volonté de traverser la mer, il est nécessaire à la volonté qu’elle veuille prendre le bateau.
De même pour la nécessité de nature. Il faut même dire qu’il doit en être ainsi ; de même que l’intelligence adhère nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin dernière, qui est le bonheur. Car la fin a le même rôle dans l’ordre pratique que le principe dans l’ordre spéculatifs. Il faut en effet que ce qui convient naturellement et immuablement à quelque chose soit le fondement et le principe de tout ce qui en dérive ; car la nature est le premier principe en tout être, et tout mouvement procède de quelque chose d’immuable.
Necessitas dicitur multipliciter. Necesse est enim quod non potest non esse.
Quod quidem convenit alicui, uno modo ex principio intrinseco,
sive materiali, sicut cum dicimus quod omne compositum ex contrariis necesse est corrumpi;
sive formali, sicut cum dicimus quod necesse est triangulum habere tres angulos aequales duobus rectis. Et haec est necessitas naturalis et absoluta.
Alio modo convenit alicui quod non possit non esse, ex aliquo extrinseco, vel fine vel agente.
Fine quidem, sicut cum aliquis non potest sine hoc consequi, aut bene consequi finem aliquem, ut cibus dicitur necessarius ad vitam, et equus ad iter. Et haec vocatur necessitas finis; quae interdum etiam utilitas dicitur.
Ex agente autem hoc alicui convenit, sicut cum aliquis cogitur ab aliquo agente, ita quod non possit contrarium agere. Et haec vocatur necessitas coactionis.
Haec igitur coactionis necessitas omnino repugnat voluntati. Nam hoc dicimus esse violentum, quod est contra inclinationem rei. Ipse autem motus voluntatis est inclinatio quaedam in aliquid. Et ideo sicut dicitur aliquid naturale quia est secundum inclinationem naturae, ita dicitur aliquid voluntarium quia est secundum inclinationem voluntatis. Sicut ergo impossibile est quod aliquid simul sit violentum et naturale; ita impossibile est quod aliquid simpliciter sit coactum sive violentum, et voluntarium.
Necessitas autem finis non repugnat voluntati, quando ad finem non potest perveniri nisi uno modo, sicut ex voluntate transeundi mare, fit necessitas in voluntate ut velit navem.
Similiter etiam nec necessitas naturalis repugnat voluntati. Quinimmo necesse est quod, sicut intellectus ex necessitate inhaeret primis principiis, ita voluntas ex necessitate inhaereat ultimo fini, qui est beatitudo, finis enim se habet in operativis sicut principium in speculativis, ut dicitur in II Physic. Oportet enim quod illud quod naturaliter alicui convenit et immobiliter, sit fundamentum et principium omnium aliorum, quia natura rei est primum in unoquoque, et omnis motus procedit ab aliquo immobili.
1. inhaereat : adhère de manière inhérente. Thomas aurait-il pu utiliser le verbe adhærĕō, adhérer, se tenir attaché... ??
D'où la nécessité de "travailler" pour acquérir la prudence
[Rappel]
Comme il ressort de ce qu'on a avancé plus haut, la prudence inclut la connaissance
et des [principes] universels
et des opérables singuliers des circonstances singulières relatives à l'action,
l'homme prudent appliquant à celles-ci les principes universels.
A.
Sicut ex praemissis patet, prudentia includit cognitionem
et universalium
et singularium operabilium,
ad quae prudens universalia principia applicat.
[Du côté de la connaissance universelle : premiers principes et principes seconds]
Quant à la connaissance universelle donc, on a le même rapport
pour la prudence
et pour la science spéculative.
Parce que l'une et l'autre connaissent naturellement les premiers principes universels, selon ce qu'on a dit plus haut ;
(avec cette différence que les principes communs de la prudence sont plus connaturels à l'homme ; comme dit en effet le Philosophe : "La vie spéculative est au-dessus de la nature de l'homme").
Mais les principes universels postérieurs,
soit de la raison spéculative
soit de la raison pratique,
on ne les possède pas par nature
mais on les découvre
par l'expérience,
ou par l'enseignement.
B.
Quantum igitur ad universalem cognitionem, eadem ratio est
de prudentia
et de scientia speculativa.
Quia utriusque prima principia universalia sunt naturaliter nota, ut ex supradictis patet,
nisi quod principia communia prudentiae sunt magis connaturalia homini; ut enim philosophus dicit, in X Ethic., vita quae est secundum speculationem est melior quam quae est secundum hominem.
Sed alia principia universalia posteriora,
sive sint rationis speculativae
sive practicae,
non habentur per naturam,
sed per inventionem secundum viam
experimenti,
vel per disciplinam.
[Du côté de la connaissance particulière]
Quant à la connaissance particulière de ce qui concerne l'opération, il faut de nouveau distinguer. Parce que l'opération a rapport
ou à la fin
ou à ce qui est en vue de la fin.
[Les fins]
Or les fins droites de la vie humaine sont déterminées. Il peut donc y avoir inclination naturelle à l'égard de ces fins ; ainsi a-t-on dit précédemment que certains, par disposition naturelle, possèdent certaines vertus les inclinant vers des fins droites, et donc possèdent par nature aussi un jugement droit relatif à ces fins.
[Les moyens]
Mais les choses qui sont en vue de la fin [= les moyens], dans le domaine des choses humaines, ne sont pas déterminées ; elles sont sujettes à toute sorte de variations selon
la diversité des personnes
et des affaires (negotiorum).
[Conclusion]
Aussi, parce que l'inclination de la nature se porte toujours vers du déterminé, une telle connaissance ne peut être innée (inesse) par nature chez l'homme ;
(toutefois, l'un peut être naturellement plus apte que l'autre à discerner ce genre d'actions, comme il arrive aussi pour les conclusions des sciences spéculatives).
Parce que la prudence n'a pas pour objet les fins mais les choses qui sont en vue de la fin [= les moyens], comme on l'a établi plus haut, elle n'est pas naturelle à l'homme.
C.
Quantum autem ad particularem cognitionem eorum circa quae operatio consistit est iterum distinguendum. Quia operatio consistit circa aliquid
vel sicut circa finem;
vel sicut circa ea quae sunt ad finem.
[Les fins]
Fines autem recti humanae vitae sunt determinati. Et ideo potest esse naturalis inclinatio respectu horum finium, sicut supra dictum est quod quidam habent ex naturali dispositione quasdam virtutes quibus inclinantur ad rectos fines, et per consequens etiam habent naturaliter rectum iudicium de huiusmodi finibus.
[Les ]
Sed ea quae sunt ad finem in rebus humanis non sunt determinata, sed multipliciter diversificantur secundum
diversitatem personarum
et negotiorum.
D.
Unde quia inclinatio naturae semper est ad aliquid determinatum, talis cognitio non potest homini inesse naturaliter,
licet ex naturali dispositione unus sit aptior ad huiusmodi discernenda quam alius; sicut etiam accidit circa conclusiones speculativarum scientiarum.
Quia igitur prudentia non est circa fines, sed circa ea quae sunt ad finem, ut supra habitum est; ideo prudentia non est naturalis.
1. -- eadem ratio est : voir si l'on peut dire que l'expression indique un rapport analogique, a priori oui. La prudence est à l'égard des premiers principes du domaine pratique, ce que la science spéculative est aux premiers principes spéculatifs.
2. -- Bien noter cette particularité de la prudence : elle inclut connaissance de l'universel et connaissance du particulier... A creuser.
Dieu ne veut rien en dehors de lui si ce n'est en raison de sa bonté
L'inclination vers quelque chose d'extrinsèque (extrinsecum) se fait par quelque chose de surajouté à l'essence ;
ainsi l'inclination au lieu se fait par gravité ou par légèreté (per gravitatem vel levitatem) ;
l'inclination à produire un être semblable à soi se fait par le moyen de qualités actives.
Or la volonté a naturellement une inclination au bien.
Il n'y aura donc identité entre essence et volonté que
dans le cas ou la totalité du bien est contenue dans l'essence de celui qui veut,
comme en Dieu, qui ne veut rien en dehors de lui si ce n'est en raison de sa bonté. [= Il ne veut rien d'autre que sa propre bonté]
Cela ne peut être dit d'aucune créature, car le bien infini est en dehors (extra) de l'essence de tout être créé.
(Somme, I.q59a2)
Sed inclinatio ad aliquid extrinsecum, est per aliquid essentiae superadditum,
sicut inclinatio ad locum est per gravitatem vel levitatem,
inclinatio autem ad faciendum sibi simile est per qualitates activas.
Voluntas autem habet inclinationem in bonum naturaliter.
Unde ibi solum est idem essentia et voluntas,
ubi totaliter bonum continetur in essentia volentis;
scilicet in Deo, qui nihil vult extra se nisi ratione suae bonitatis.
Quod de nulla creatura potest dici; cum bonum infinitum sit extra essentiam cuiuslibet creati.
A noter :
- "Dieu ne veut rien en dehors de lui si ce n'est en raison de sa bonté." S'il faut comprendre que Dieu ne veut rien d'autre que sa propre bonté, par extension, lorsqu'il nous veut et nous crée, cela ne se fait pas pour autre chose qu'en voulant sa propre bonté. Il faudrait détailler ici pour voir en quoi cela peut être vrai. Car nous ne sommes pas créés par nécessité, Dieu n'ayant pas besoin de nous. Mais Dieu en nous créant ne peut pas créer autre chose que des êtres dont la volonté est appelée à être entièrement tournée vers Lui. Volonté = appétit d'amour. Acte volontaire = acte d'amour, aimer. La volonté n'est volonté, au sens "avoir de la volonté", qu'à propos des moyens, le volontarisme se contente du moyen et se termine (à tord) au moyen en oubliant la fin, c'est à dire le bien, l'être aimable et donc aimé.
Tout ce que "fait" Dieu en dehors de lui-même est fait par amour gratuit comme une expression de sa bonté (surabondance, débordement, surplus).
- Il n'y a pas de tension en Dieu vers quelque chose qu'il n'aurait pas, c'est pourquoi il n'y a pas d'inclination en lui. Voir aussi ici. Il y a bien un amour mais pas d'appétit.
- Noter le cas de Dieu et les autres cas : pour nous, la volonté vient comme quelque chose d'extrinsèque à notre essence dans ce sens que nous ne sommes pas réductible à notre puissance volontaire. Tandis que Dieu est identique à son intellect, identique à sa volonté.
et il se rapporte au mal sur le mode du défaut et hors de la nature
Le libre arbitre ne se rapporte pas au bien et au mal de la même manière,
car il se rapporte au bien
par lui-même
et naturellement ;
mais il se rapporte au mal
sur le mode du défaut
et hors de la nature.
Mais comme le dit le Philosophe, dans De Caelo II, 3, ce qui est au-delà de la nature est postérieur à ce qui est selon la nature, parce que ce qui est au-delà de la nature est une sorte de coupure (excisio) de ce qui est selon la nature.
Et donc le libre arbitre d'une créature au premier instant de sa création
peut être mû vers le bien en méritant,
mais non vers le mal en péchant,
du moins si la nature est encore intacte.
(Somme, III.q14a1ad2)
Liberum arbitrium non eodem modo se habet ad bonum et ad malum,
nam ad bonum se habet
per se
et naturaliter;
ad malum autem se habet
per modum defectus,
et praeter naturam.
Sicut autem philosophus dicit, in II de caelo, posterius est quod est praeter naturam, eo quod est secundum naturam, quia id quod est praeter naturam, est quaedam excisio ab eo quod est secundum naturam.
Et ideo liberum arbitrium creaturae in primo instanti creationis
"D'autre part ce qui est contre la nature est postérieur à ce qui est selon la nature et ce qui est contre nature dans la génération est une sorte de déviation au regard de ce qui est selon la nature."